La nuit vénitienne de Leïla Slimani

Elle a accepté l’épreuve : se laisser enfermer pour libérer souvenirs et démons. D’un musée de Venise, l’écrivaine a rapporté le lumineux récit d’une nuit d’introspection.

Comme avant elle Lydie Salvayre, prix Goncourt 2014, la lauréate du prix Goncourt 2016 s’est prêtée au jeu de l’enfermement pour la collection « Ma nuit au musée » des éditions Stock. Cette fois, Alina Gurdiel, la grande ordonnatrice de ces performances érémitiques, n’a pas confié sa victime au musée Picasso. Elle a expédié Leïla Slimani à Venise dans l’ancienne Douane de mer où François Pinault expose une partie des œuvres de sa collection d’art contemporain. À la Pointe de la douane, le bâtiment du XVIIe siècle revisité par l’architecte japonais Tadao Andō, occupe une position hautement inspirante, au confluent du Grand Canal et du canal de la Giudecca, en plein cœur de la ville mais tournée vers le large. 

Dans son récit de cette nuit, Leïla Slimani résiste d’abord à Venise : qu’on ne lui demande pas le couplet romantique qu’en rapportent les touristes. Elle laisse pourtant agir l’ensorceleuse : « Je marche dans des ruelles étroites et obscures. Au-dessus de moi, un ciel alourdi d’étoiles. » Plus loin, elle dira le parfum d’Orient qu’a pour elle cette cité autrefois cosmopolite où elle retrouve les médinas et la végétation de son enfance. Elle entre apaisée dans le bâtiment : « Je me mets à imaginer que, cette nuit, mes disparus me reviendront. »

« Je me demande ce que je suis censée faire. […] Je vois bien que je dérange, que je n’ai rien à faire là », s’insurge l’écrivaine une fois enfermée seule dans la Douane de mer. Elle se remémore les « croûtes d’un goût douteux » que possédait sa grand-mère. Chez ses parents, au Maroc, les tableaux lui faisaient peur. Mais elle a dans le cœur ceux que peignait son père peu avant sa mort. Sa rencontre avec l’art européen ancien, à son arrivée en France, fut difficile et elle constate qu’elle ne connaît « pas grand-chose à l’art contemporain ». Elle est mal à l’aise : « le musée reste pour moi une émanation de la culture occidentale, un espace élitiste dont je n’ai toujours pas saisi les codes. » 

Entreprenant de visiter l’exposition comme on va au combat, armée du fascicule destiné aux visiteurs, elle y retrouve avec bonheur une artiste aimée, la peintre et poétesse Etel Adnan. Mais elle est imperméable à d’autres œuvres : « je ne vois qu’un bloc de pierre et un ballon en caoutchouc. » Elle sait que « ce n’est pas l’objet qui compte mais l’expérience qui en résulte ». Mais elle ne fait pas partie des « “ connaissants ” qui valident : oui, c’est bien de l’art. Et si je me retrouvais un jour admise dans ce cercle confidentiel, si j’étais initiée à mon tour, je finirais peut-être par dire, moi aussi : “ Non, ce n’est pas un simple ballon, abruti. C’est de l’art ! ” »

Par la grâce d’une plante au parfum envoûtant, le galant de nuit que l’artiste Hicham Berrada utilise dans son œuvre Mesk-ellil, Leïla Slimani retrouve le fil de son adolescence. Élevée par les femmes de la famille « comme un animal d’intérieur », elle a conquis sa liberté d’âme en sortant en cachette, la nuit venue, par la porte de la maison sur laquelle veillait un galant de nuit. « Parce que j’étais une femme, j’ai toujours eu peur de la coquille qui m’écraserait », constate-t-elle. Elle rend hommage à sa culture marocaine qui « donne une grande place au destin, à la fortune, aux accidents qu’il faut accepter avec humilité. » Puis pense à son père, emprisonné dans le cadre d’un scandale politico-financier. Lavé de tout soupçon, il est mort peu après : « Il est mort et je vis. Par mes histoires, j’essaie de regagner sa liberté. J’écris et je creuse un trou dans le mur d’une cellule. »

Leïla Slimani avoue : « Ce qui m’a plu dans la proposition d’Alina, ce qui m’a poussée à l’accepter, c’est l’idée d’être enfermée. Que personne ne puisse m’atteindre et que le dehors me soit inaccessible. […] Sans doute est-ce un fantasme de romancier  » À ce prix, elle peut raconter son identité plurielle et « ce balancement entre l’attrait du dehors et la sécurité du dedans, entre le désir de connaître, de me faire connaître et la tentation de me replier entièrement sur ma vie intérieure. » Et cette ascèse qu’est l’écriture. Au bout de la nuit lui apparaît l’évidence : « J’aurais survécu sans être écrivain. Mais je ne suis pas sûre que j’aurais été heureuse. » 

Leïla Slimani, « Le Parfum des fleurs la nuit », éd. Stock, coll. Ma nuit au musée, 2021, 149 p., 18 €.

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