Bosquet haut et fort

Décerné dans les salons des éditions Gallimard, le très prestigieux prix de poésie Alain Bosquet est revenu cette année à deux auteurs singulièrement différents. L’américain d’origine ukrainienne Ilya Kaminsky procède par ruades. Le français Etienne Faure écrit comme on peint. Mais c’est toute la puissance de la vie qu’ils saluent l’un et l’autre.

Chaque année à la fin de l’automne la remise du prix de poésie Alain Bosquet se tient dans le salon bombé des éditions Gallimard, qui ouvre sur les jardins et la façade de la Pléïade. Les murs sont vanillés. La lumière est à la fois présente et timide avec des saveurs d’orangés. Le parquet a été foulé par tant de mânes de la postérité littéraire et tout autour flottent des reflets de nuit tombée. Le joli mot de suranné est ici chez lui. C’est son jour de sortie, il ne le manquerait pour rien au monde.

Une trentaine de chaises accueillent autant d’invités. Quelques têtes sont chenues. Une canne à pommeau blanc marque un point dans l’image. Les lauréats, au nombre de deux, lisent des extraits de l’œuvre qui les a amenés là.

Ilya Kaminsky
Ilya Kaminsky

L’autre soir, c’est un ardent jeune homme qui ne fait pas ses 45 ans, visage bouclé d’ange brun à lunettes, qui a ouvert le ban, lisant ses textes avec une volonté évidente de tragicomédie quasi shakespearienne. Il s’appelle Ilya Kaminsky, est né à Odessa, en Ukraine, mais vit aux Etats-Unis depuis son adolescence. A quatre ans, des oreillons débouchent sur ses problèmes de surdité. Mais la surdité n’empêche pas le sonore et sa voix danse aujourd’hui quand il lit. Multirécompensé pour son œuvre, il décroche cette prestigieuse récompense française pour un recueil, publié chez Bourgois, intitulé, « République sourde ».

République sourde

Ce texte hors de tous les cadres, fable tragique dans laquelle, après qu’un petit garçon sourd ait été tué lors d’une manifestation, toute la population de la ville se retrouve frappée par ce handicap, tourne à l’appel crypté à la révolte contre la soumission aux diverses dictatures. La grande et belle idée est qu’une compagnie de marionnettistes – tant qu’à ne plus être sourds aux cruautés du monde, n’en soyons plus non plus des pantins – en est la symbolique bannière.

Selon la formule d’une éditrice de l’auguste maison, le second lauréat, Etienne Faure, 62 ans, originaire de Normandie, figure de nombreuses revues, est une rock-star lorsqu’il vient parler de poésie dans les collèges et les lycées. Le voici couronné pour son huitième recueil, « Vol en V », construit en neuf séquences – ‘Penchants aux fenêtres’, ‘Scrutations’, Alpages’, ‘Que ne suis-je’… – autant d’escadrilles de textes aux souffles croisés du chant et de la prose. Au bas de chacun d’eux, en italiques, une proposition de titre. J’adore celui-ci : « les morts après repoussent ».

Etienne Faure
Etienne Faure

Très vite, nous sommes devant ces poèmes comme devant des tableaux : les peintres y sont d’ailleurs ici et là évoqués. L’encrier d’Etienne Faure est une boîte de pastels d’où surgissent, comme des visages, des portraits de paysages, d’instants saisis, d’émotions plus ou moins errantes réveillées pour de bon, d’images très précises de « chats brûlants » qui miaulent, de bateaux renversés, de Danube qui « charrie des morceaux de ciel bleu », de « carrelage de grès dur lavé au chlore », de soleil « couché en plein champ, avalé jaune et noir par la terre »…

C’est une poésie qui diffuse des sensations très difficiles à définir mais qui n’en sont pas moins au plus près du corps et de nos pensées.

Vol en V

Il faut lire, page 110, ce « passage des vols » qui s’ouvre sur la migration des oies bernaches, texte superbement mouvant, convoquant les sens, navigant d’une trajectoire dans le ciel jusqu’aux plis et replis de l’esprit et du cœur.

« le monde est en robe dans les champs / où vaque à ses pensées l’engeance humaine/ et remonte le lait noir des souvenirs avant/ que janvier ne revienne en germe,/préméditant l’odeur des primevères/ qui surgiront tenaces, entêtantes au point/ d’inquiéter le nez, jouer les subconscients/ flottant dans la  campagne. »

« République sourde », de Ilya Kaminsky, traduit de l’anglais (américain) par Sabine Huynh, éd. Bourgois, 144 pages, 18€

“Vol en V”, de Etienne Faure, éd. Gallimard, 134 pages, 16€

0 commentaire
4 likes
Article précédent : C’est le chef d’oeuvre oublié de DutourdArticle suivant : Flamme fatale

Publier un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Derniers Articles
Les articles les plus populaires
Archives