Dans « La nouvelle éducation sentimentale », Arthur, trentenaire célibataire, n’en démord pas : les nouveaux chemins du cœur passent obligatoirement par les applis de rencontres. Un premier roman qui donne sérieusement à réfléchir.
Et nous allons donc poser la première question : c’est quoi un roman moderne ? Un vrai. Pas cette espèce d’ignare et désespérante confusion avec le roman contemporain. Non. Moderne. Qui nous attrape au cœur même des temps que nous vivons avec une capacité variable à y trouver notre bonheur. Mais qui nous épinglent en papillons sur leur grille de lecture. Papillons. Le mot, nous allons le voir assez vite, convient tout à fait au sujet. «La nouvelle éducation sentimentale », titre du premier roman de Guillaume Devaux avec référence clignotante à Flaubert (le créneau était libre, on ne reprochera pas à l’éditeur d’y avoir fait son nid, ni de citer en exergue un extrait de « L’homme qui aimait les femmes », de François Truffaut) est ainsi un roman résolument moderne, en ce sens où son auteur est jeune (ça compte), enferré dans une addiction de rencontres qui lui réussissent assez bien puisqu’il dort rarement seul. Son téléphone héberge quatre sites – Bumble, Tinder, Happn et Once. Arthur est un « swipeur ». Swiper : faire glisser l’index sur l’écran pour que ça « matche ». Un match signifie que « deux personnes concordent ». « Toutes applis confondues, j’ai donc deux cent quarante-huit matchs, écrit-il page 30 (…) Le mois dernier, j’accumulais plus de quatre cents matchs (…) ça devenait ingérable ». Le voici homme de ménage à faire un minimum de tri dans tout ça, à éliminer « le déchet ». Ce chasseur-cueilleur, qui trouve que les célibataires, « homme ou femme », qui n’usent pas des applications, sont des « paresseux », a aussi un sens assez brutal de l’étiquette. Il se méfie par exemple des « coincées-faciles ». Genre j’ai-l’air-de-vouloir-coucher-avec-toi-moi-non-plus. C’est nous qui traduisons. Ni beau ni moche, Arthur a toutefois des exigences. Il cible en priorité les jolies filles, établit quasiment des tableaux Excel sur une échelle de A à D. Il est à lui tout seul une annexe de l’INSEE. « Que le profil soit peu explicite, voire ennuyeux, ou au contraire trop prétentieux et stéréotypé me laisse de marbre : seul m’importe le visage, dont je me charge d’inventer l’univers qu’il m’évoque. C’est ma spécialité, mon goût pour la romance. » De temps en temps, il sort les parapluies avec de fausses pudeurs de rosière immédiatement crispantes : « Je sais que je vais vous agacer ». En son for intérieur, il s’interroge. Accumuler les « dates » (prononcer « daytes », à l’anglaise, fait-il de lui un pervers ? De prime abord, la vérité serait plutôt qu’un bourrin, moderne ou pas, reste un bourrin. Un maquignon qui se rend tous les jours au marché aux bestiaux et regarde le poil et les dents des juments qui auraient l’heur d’avoir son agrément. « La séduction, le besoin de plaire ou l’envie d’être aimé ne sont pas des nobles désirs dans notre société car ils n’ont pas de règles.» N’en jetez-plus, la cour – enfin, l’absence de cour plutôt – est pleine.
Et voici la seconde question : les choses sont-elles si simples qu’elles en ont l’air ? « La nouvelle éducation sentimentale » prend tous les risques, comme ces acrobates de la roue arrière qui remontent les boulevards en zigzaguant à contresens de la circulation. Le roman ne mérite-t-il pas d’être envisagé autrement qu’une cible à fléchettes version #MeToo ? Bien sûr que si parce que dans ce livre comme à peu près tout dans la vie en général, rien n’est simple. Tout demande à être réenvisagé avant d’être condamné. Et d’abord, il faut saluer la sincérité kamikaze de ce trentenaire (qui n’est pas celui de la couverture) à donner les verges (des verges, oui) pour se faire battre. Non pas, d’abord, par les femmes mais par les hommes. Lesquels, dans leur grande hypocrisie de saintes-nitouches au masculin, vont s’écrier en chœur : je ne mange pas de ce pain-là ! Evidemment qu’ils en mangent ! A certaines heures pâles de la nuit, comme le chante Léo Ferré, entre mecs au sixième apéro chez un pote ou au zinc des cafés. Mais surtout Devaux raconte malgré lui comment les concepteurs de réseaux sociaux ont fait table rase d’un romantisme qui leur semble une aberration et en tout cas une menace. Ce sont des gens qui doivent penser que la poésie est un poison plus fort que l’arsenic. Parce qu’elle ne rapporte rien. Mieux vaut investir sur l’éphémère et le découpage en tranche de l’amour. Depuis les tweets, on sait que les charcutiers du Net ont pris le pouvoir et font croire aux « twitos », un mot affreux à faire se retourner Baudelaire dans sa tombe, qu’en ajoutant leur tranche de jambon à la tranche de jambon précédente, ils ont pensé. Et que leur existence n’en sera que plus grandie. Les chasseurs-cueilleurs de Devaux ne sont pas forcément de mauvais bougres. Arthur, diplômé de Sciences Po, est un Robin de bois d’aujourd’hui. Il a créé à Lille, avec son père, « la première entreprise de finances personnelles et d’intermédiation bancaire de l’économie sociale et solidaire ». Mais eux aussi sont contraints d’exorciser leur solitude, car il ne s’agit que de ça, mais en fragmentant la nature du hasard. En la niant. Or Arthur ne fait rien d’autre que croire encore à l’amour. Sinon, il est sous antidépresseur pour tenter d’oublier ses troubles anxieux et ses crises d’angoisse. Dans son cercle proche, des jeunes gens qu’il croyait mieux installés dans une perception heureuse de l’existence lui ont fait faux bond. Parfois en se jetant par la fenêtre.
C’est ce qu’il annonce à Léa en lever de rideau du roman. Rencontrée sur Tinder, comme Chloé, comme Jade, comme tant d’autres, Léa est consultante junior dans un cabinet de conseil et coche toutes les cases pour être enfin la bonne rencontre. Très vite Arthur flaire le gros dossier. Celui qui le dépassera. Qui le collera au mur. Et pas forcément à son avantage. Tout ce qui se déroule dans ce roman d’aventures au sens premier du terme (ces acquiescements éphémères, ces renoncements surprenants, cette logique aux abonnés absents) dit tant sur la nouvelle époque glaciaire : celle de comportements amoureux où l’amour n’est jamais le héros. Le dernier chapitre s’offre en feu d’artifice une défense et illustration d’un système qu’Arthur n’est pas disposé à abandonner. Les surprises de la rue ne l’intéressent plus. Mais dans les toutes dernières pages, devinez quoi : il concède à la patience la puissance de l’espoir et du bonheur. Comme quoi les applis ont beau avoir pris le pouvoir, elles ne peuvent pas, si elles gagnent sur la forme, l’emporter sur le fond.
Si ce roman n’existait pas, il faudrait l’écrire. Heureusement c’est fait.
« La nouvelle éducation sentimentale », de Guillaume Devaux, éd. Albin Michel, 235 pages, 17,90€