Deux auteurs passent chacun notre époque au tamis des nouvelles manies d’actes et de langage. L’un en fait de tranchantes chroniques sous la bannière de « l’évitisme ». L’autre des « touits » qui lévitent. Désespérément lucide et furieusement enchanteur.
On ne sait pas s’ils se connaissent mais si oui, l’attelage ne doit pas être ennuyeux et peut louer ses services en duo dans les soirées, le jour où elles reprendront à plus de six évidemment. Bien-sûr, ils éviteront la planète bourgeoise-bohême, soit les trois quarts de Paris avec un point névralgique entre la rue de Bretagne et les hauts de Oberkampf.
Qui sont ces deux lascars ? Deux dynamiteurs de première, serial observateurs des dérives sociétales codées assorties d’un langage fait pour s’autodétruire dans, par exemple, comme ça nous vient, dans le Loir-et-Cher ou cette Corrèze chère au défunt Tillinac dont nous reparlerons par ailleurs mais chaque chose en son temps. Ils ont d’ailleurs, c’est inattendu à premier abord, avec l’auteur du « Bonheur à Souillac » : un goût vibrant pour la nostalgie.
Par ordre alphabétique en privilégiant les prénoms, comme sur l’agenda de mon téléphone, le premier est Alain Schifres. Comme on ne renie jamais aussi bien ce qu’on a fréquenté, il en a sous la pédale pour repérer les voltigeurs du paraître, les manies propres aux nouvelles modes, la cruauté cachée mais, au final, d’une efficacité redoutable, des mousquetaires de l’audit payés pour dégraisser le mammouth, leurs tableaux d’analyse et leurs cœurs en ferraille.
Il y a dans son nouveau livre, « Je préfère ne pas », la fameuse formule de Bartleby, un chapitre à ce sujet qui vaut son pesant d’indemnités. Mais ce monsieur donne aussi dans l’ «évitisme », un comportement qui consiste, comme son nom l’indique, à flairer l’arnaque d’un monde prompt à fabriquer des moutons à la chaîne et, donc, à en contourner lâchement en se gardant d’avoir, en public, un avis dessus. En privé, c’est une autre affaire et avec un bon maniement des mots, « quand le ressenti l’emporte sur le factoriel », et une observation près de l’os, le plaisir de s’en amuser en solo confine au pinacle. Des désagréments suivent, c’est vrai, qui font songer à des scènes de BD chez Pim Pam Poum. « Les universitaires étaient fous de rage, les spécialistes me poursuivaient avec des battes de base-ball… »
Dans « Je préfère ne pas », l’auteur parle des « matinaliers » des radios, des condiments pour tout et rien, de la difficulté de trouver un « téléphone téléphone », constate le cycle infernal du temps – « j’aurai vu revenir le caleçon, le tramway, le tapioca (…) la vente en vrac des pistaches, la consigne des bouteilles. Enfin, la trotinette. » Sur sa masochiste lancée, il s’est porté aux limites de l’exercice : éviter le football, ce qui, reconnaît-il avec une sobriété toute angliche, «est un art difficile ». « Hermine, ancienne de l’Ecole des chartes, auteure d’une thèse remarquée sur les Gesta Normanorrum Ducum, de Guillaume de Jumièges (NDLR : un moine historien du IXeme siècle), boit sa bière au goulot et me parle d’une voix rauque de « l’amour du maillot ». La suite, comme le chante Brassens, est délectable. Inutile d’ajouter : comme le reste.
Et, Marabout, bout de ficelle, tout autant que «La vie rêvée d’Etienne D. » aux éditions Marabout. Etienne D. est un pseudo, emprunté sans vergogne au personnage qu’incarne Jean Rochefort dans « Un éléphant… » et « Nous irons tous ». Vous compléterez vous-même, je m’offre un instant de paresse. Non. L’heureux responsable de ce feu d’artifice, tiré à l’exact carrefour entre Cioran et Desproges, entre la pandémie et la vie un peu moins courante, s’appelle Gérald Arno. On ne sait pas grand-chose de lui, sinon que le prénom de son fils, à en croire la dédicace, commence par un B. Pour le reste, on se renseignera auprès d’Antoine de Caunes qui signe la préface. Son recueil de fulgurances qu’on devine travaillées au petit point est en cinq tableaux. Comme à l’opéra et plus justement, vu le ton de l’ensemble, comme à l’opérette. Egrenons-les : « Jour après jour », « Bureau, collègues et folie managériale », « Epicuring », « En mode progrès » et « Dorsayismes ». Cela va bientôt faire un an que nous fêtons Halloween sans discontinuer. C’est fou comme le temps passe ». Je vous en sers quelques gorgées. Et vous laisse la bouteille à portée. Sans toutefois vous recommander la modération. C’est impossible.
« D’après ce que j’observe de la mise en œuvre de la distanciation sociale dans la rame de métro, nous avons changé de système métrique. Je suis sous-informé ». « Nourriture douteuse, locaux vétustes », trahisons et complots, sadisme de la direction… Je ne regarderai plus jamais Koh-Lanta, ça me rappelle trop le bureau. » « Allô, Etienne ? Dites-moi je sors d’une confcall de debrief avec le Codir et il faut que vous changiez asap quelques slides sur le PowerPoint du business plan, on a targeté plus large, bon je file je manage une masterclass et mon Uber m’attend…Etienne ? Vous êtes là ? »
Et cette dernière, pour la route. « Les coiffeurs ont ceci de commun avec les hommes politiques, c’est d’avoir parfois du mal à comprendre ce que l’on attend d’eux ».
« La vie rêvée d’Etienne D. », de Gérald Arno, éd. Marabout, 171 pages, 15,90€
« Je préfère ne pas », de Alain Schifres, éd. Le dilettante, 125 pages, 15€