« LE XXIe siècle sera poétique »

Baptisé jeudi 8 juin par deux averses généreuses et retentissantes, le 39e Marché de la Poésie, par ailleurs satellite d’une fontaine, bat son plein jusqu’à dimanche place Saint-Sulpice à Paris. Dans une époque qui ne semble guère s’y prêter, le poète Jean-Pierre Siméon, notamment couronné du Prix Guillaume Apollinaire et actif défenseur de ces mots qui libèrent, nous dit pourquoi la poésie est appelée à connaître une renaissance inespérée.

Des Minutes de Lumiere En Plus : Entrons tout de suite dans le vif du sujet : il semble que la poésie ne soit plus la pestiférée qu’elle était encore il y a vingt ans. On observe même un vrai engouement sur un réseau social tel qu’Instagram. Et donc chez les jeunes. As-tu eu vent de ce retournement de situation ?

Jean-Pierre Siméon : C’est tout à fait vrai, mais si c’est une réalité soudain visible elle est la conséquence d’un retournement de situation amorcé il y a déjà à mon sens deux décennies. J’ai vu pour ma part les choses avancer progressivement et le changement des mentalités, lent et longtemps invisible, se faire peu à peu. Je crois que c’est la résultante de plusieurs facteurs : d’une part le travail militant d’un grand nombre de poètes et médiateurs de ma génération qui n’ont jamais voulu s’en tenir à l’exclusion de la poésie de l’espace public et ne l’ont jamais considérée comme devant rester en marge, ce travail amorcé dans les années 80 inclut des milliers d’interventions en milieu scolaire, la systématisation des rencontres et lectures publiques, la création de festivals, l’effort magnifique de tant de petits éditeurs en région qui constituent un réseau exceptionnel qui n’a  pas je crois d’équivalent ailleurs dans le monde. Tout cela a contribué à combattre les préjugés et à gagner de nouveaux lecteurs à la poésie. Il est vrai qu’aujourd’hui l’intérêt pour la poésie est en effet particulièrement remarquable chez les jeunes, pas seulement d’ailleurs comme on le croit, à travers le slam ou le rap, je rencontre beaucoup de jeunes lecteurs de la poésie moderne et contemporaine, et je reçois quasiment tous les jours du courrier ou des manuscrits de jeunes qui ont une vraie culture poétique. Ceci dit, je ne suis pas étonné pour ma part de cette nouvelle présence de la poésie, ce n’est d’ailleurs que le début…je l’ai dit et écrit depuis longtemps : il n’y aucune fatalité à ce que la poésie reste chez nous dans son aparté silencieux, j’ai toujours pensé qu’elle retrouverait une place centrale, j’ai dit il y a longtemps que le XXIe siècle serait poétique… Cela faisait beaucoup rire ou plutôt ricaner à l’époque mais il était naturel que dans le contexte de déshumanisation de nos sociétés la poésie réapparaisse aux yeux de tous pour ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, l’éloge radical, lucide d’une vie libre débarrassée de ses leurres .

DMLEP : Il se dit aussi que le confinement lui a été très profitable…

JPS P :Oui, d’une certaine façon mais je crois que surtout le confinement et le traumatisme des deux dernières années n’ont fait qu’accélérer le mouvement déjà amorcé dont je viens de parler. Il va de soi que cette période de vacance où tout ce qui nous occupe inutilement a été soudain suspendu, a par la force des choses conduit à vivre ce genre de vie plus nue, plus simple, plus intense d’une certaine façon, plus vraie sans doute parce que ramenée à son rythme essentiel, dont la poésie est le vœu.

Jean-Pierre Siméon. Photo Francesca Mandovani
Jean-Pierre Siméon. Photo Francesca Mandovani


DMLEP : Qu’est-ce-qui a fait que la poésie a subi un tel coup sur la tête ? Il me semble que les années 70 se sont acharnées sur elles en lui ôtant toute sensualité, toute saveur. En la désincarnant. Est-ce une fausse impression ?

JPS : Non, je partage en effet ce point de vue. L’évolution de la poésie après-guerre, en tout cas en Occident, régie par les fameuses théories du texte et la contestation de la langue littéraire, particulièrement du lyrisme, considérés comme des fabrications mensongères et nocives, a assurément contribué à éloigner les lecteurs. C’était l’ère du soupçon, qui récusait la capacité de la poésie à dire le monde et a conduit absurdement des poètes à se dire anti poètes (sic).Si l’on peut comprendre pour une part en théorie ce désavœu de la poésie compte-tenu de la période historique, des traumatismes des deux grandes guerres mondiales, de la négation qu’ils ont engendrés de l’humanisme optimiste que la poésie portait, je l’ai pour ma part toujours combattu et réfuté, considérant à l’inverse que la poésie devait être justement le lieu d’une réaffirmation et d’une reprise de conscience. Bref, il est vrai que ce qui a dominé dans l’édition pendant deux décennies au moins, avait tout pour décourager. Mais, comme je l’ai toujours pensé, la poésie est plus forte que ces objections, elle est inhérente à l’aventure humaine, je n’ai jamais cru un instant à la prétendue mort de la poésie.

DMLEP : La poésie a-t-elle failli y laisser sa peau ? En d’autres termes, la poésie pourrait-elle disparaître dans ce monde ? Où penses-tu que tout est cyclique et qu’elle est faite pour revenir en star ?

JPS : Comme je viens de le dire, Il n’y avait pas de risque fondamentalement que la poésie disparaisse et si l’on prend un peu de recul on s’aperçoit que le reflux dont nous parlons n’a finalement duré que très peu de temps à l’échelle historique. Il faut rappeler que cette remise en cause de la poésie n’a quasiment pas concerné la plupart des autres continents, en tout cas dans le monde Arabe, le monde asiatique, l’Amérique du Sud, le prestige de la poésie n’a jamais été atteint.

DMLEP : Les éditeurs de poésie sont-ils nombreux en France ?

JPS : J’ai dit plus haut que en effet il y avait en France une grande vitalité de l’édition poétique. Certes pour des raisons économiques qui ont atteint tout le secteur de l’édition à partir des années 80, faisant du livre un produit marchand comme les autres, ce qu’on appelle la grande édition a largement abandonné la poésie, à l’exception notable de Gallimard qui n’a jamais cessé de publier des poètes dans la Blanche et dans la collection Poésie /Gallimard. Mais de ce mal est né un bien puisqu’il a été à l’origine de la création et de la multiplication de ces petits éditeurs donc je vantais le travail tout à l’heure, avec ces pionniers que furent les éditions Rougerie, Cheyne, Brémond, le Dé bleu, par exemple. Si bien que si je compare la situation aujourd’hui et celle de mes 20 ans, je ne cesse de dire aux jeunes qu’ils ont beaucoup de chance, en tout cas beaucoup plus de chance d’être publiés très tôt. La force de ce réseau d’éditeurs c’est la variété des partis pris et aussi  paradoxalement ce qui était une faiblesse, la faible diffusion en librairie, car cela a conduit à inventer d’autres façons de rencontrer le public, toutes ces lectures et rencontres que j’ai évoquées plus haut, contribuant ainsi à rendre très vivante l’action poétique dans la cité. 

DMLEP : Comment s’est passée ta rencontre entre vous deux, la poésie et toi ? En regardant le ciel ? Un arbre, une fleur, une femme, les rayonnages d’une bibliothèque municipale ? Te souviens-tu du jour où tu écrivis ton premier poème ?

JPS : On ne sait jamais très bien répondre à cette question, je viens du reste de rédiger un petit livre à ce sujet qui paraîtra en 2023 , qui m’a été proposé par cette  belle petite maison d’édition  Project’îles dirigée par Nassuf Djailani. J’y dis qu’il y a à mon avis chez tout poète une sorte de scène primitive qui est la rencontre imprévue avec un poème entendu ou lu qui fait chez lui une sorte de commotion parfois secrète  et invisible mais qui est à l’origine de sa prise de conscience de ce que la poésie offre. Pour moi il s’agit de la lecture gratuite, pour le plaisir, sans demande particulière, par un instituteur d’un poème à l’école primaire, je me souviens très bien de la circonstance et  de l’émotion mais curieusement pas du poème lui-même. Ce qui me fait dire que c’est moins ce que me signifiait le poème qui m’a ébranlé que la possibilité de cette langue inattendue et libre. Mais il y a aussi évident évidemment pour moi le contexte familial, famille nombreuse et très modeste mais où j’ai été confronté très tôt à toutes les formes d’art de façon heureuse et jamais contrainte. Mon père nous emmenait au théâtre en semaine et au rugby le dimanche… la culture était chose naturelle  et simple et je lisais des poèmes comme de la BD ou les romans de Dickens ou Jules Verne…

DMLEP : Sans réfléchir : trois poètes ou poétesses qui te tiennent debout.

JPS : Andrée Chedid, Jean-Marie Barnaud, André Velter.

DMLEP : Dans « Une théorie de l’amour » (*) au titre audacieux s’il en est, tu écris :

« Il vaut mieux parfois

Ne pas appeler les choses par leur nom

Il les efface

C’est le cas pour l’amour »

C’est le cas aussi pour la poésie ?

JPS : Sans doute oui et c’est vrai pour toutes les choses essentielles de l’existence car curieusement ces choses sont si profondes, si complexes, si multiples dans les expériences qu’on en fait que le mot qui les désigne est forcément insuffisant voire trompeur.

(*) : Gallimard, 110 pages, 12€

Lire aussi, en poche : « Petit éloge de la poésie », Folio 2€ n°6985, 112 pages. 2 €

Minutes de Lumiere

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Commentaire

  • Jean-Yves Léopold

    24 septembre 2022 at 10h07
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    Deux mille ans ! deux mille ans de mélancolie ! d’attente sucrée, de poésies lentes à bonder les cœurs, pourtant !

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