“La vie la plus douce” est un intense et vibrionnant roman de Fabrice Gaignault dans lequel l’auteur d’ “Egéries sixties” et d’Aspen Terminus” invite pour de bon la mélancolie à danser une étourdissante valse à mille temps.
Le sentiment tragique de la vie, titre d’un essai de Miguel de Unamuno, se situe au confluent d’un désir de volupté affirmée, l’apanage des jouisseurs, et d’un désintérêt frisant l’absolu pour le sens de l’existence. Il y a parfois très tôt des raisons à cela. Adrien, le héros malgré lui de « La vie la plus douce », avatar à peine déguisé de son créateur, Fabrice Gaignault, n’en est pas dépourvu. Il s’en est même fabriqué une règle de vie.
Depuis que j’ai fini le roman le plus intime de ce garçon si singulier, rédacteur-en-chef des pages Culture du mensuel Marie-Claire, joueur de guitare dans un groupe pop-rock, et à qui j’eus le culot de demander un jour pourquoi, souvent, il décalait son sourire de ses propos, je suis encore plus heureux de le connaître. Que dis-je, plus ? Il y a des vocables devenus bien insuffisants mais s’y on se laisse prendre à pousser les curseurs plus personne ne croit à ce que vous racontez.
« La vie la plus douce, c’est de ne penser à rien. » Voilà ce qu’affirmait le grand-père d’Adrien. Fabrice s’en est souvenu pour lui et a estimé qu’il était temps d’explorer enfin un livre sur ce viatique. Jusqu’ici, il s’est illustré dans la brillante et ultrasensible évocation de quelques figures du rock, ascendant sixties, vestiges d’un temps perdu à jamais et qui se moque bien de ne plus revenir faire son show. La nostalgie se suffit à elle-même. La mélancolie encore plus, qui n’accepte d’être dérangée qu’en cas de beau livre.
En voici un. Et pas seulement beau : très beau (gaffe ! ça recommence !) mais l’un des plus grands de la rentrée d’hiver. Démoniaque et doux comme un coussin de soie, tendrement désespéré, et si la mort y trouve ici et là la porte d’entrée, c’est un peu dégoûtée de n’avoir rien à cambrioler. L’appartement est vide. Personne n’y pleure toutes les larmes de son cœur. Elle n’y trouve qu’un glacis d’émotion sourde.
Fabrice-Adrien est une sorte d’étoile noire et lumineuse à la fois. L’axe en est la vie déchirée de sa mère, très belle, la chevelure poudrée de la lumière d’Alger, fumeuse invétérée de Kool et de Kent et et vendangeuse de Chablis. L’un de ses enfants, encore nourrisson, qui n’était pas pour vivre, l’a quittée en s’éteignant sur son ventre dans une agonie de pleurs et d’appels au secours.
Nous voilà déjà bien sonnés mais une seconde lame surgit. Ce sont les années de pension. Un maître sadique affligé d’un piébot inflige tortures et humiliations à ses ouailles. Adrien est en première ligne et comme ce diable de Gaignault ne badine pas avec l’atmosphère, nous aussi. Ce fut cette époque où les jeunes garçons avaient leurs règles. Sous les genoux. Avec un dictionnaire à bout de bras pour lester le tout.
Je vous vois venir. Pourquoi devrions-nous nous infligerà notre tour cette souffrance ? L’année ne fait que commencer et la précédente n’a déjà pas été franchement rigolote. Eh bien précisément parce que l’heure la rentrée est toujours grave, que les comédies ne servent à rien en littérature, sinon à nous ennuyer par leur vacuité. Et aussi parce que ce roman vrai est baigné d’une grâce en lambeaux certes, massacrée certes, mais d’une mystique scintillance. Les personnages qui le traversent, dans un périmètre qui s’étend principalement de la rue de Babylone, dans le 7eme arrondissement parisien, et la baie de Saint-Tropez, une autre Babylone, où la maison familiale baptisée « Le Bout du Monde » possède un plafond décoré de papillons par Francis Picabia, forment un kaléidoscope de douce folie, alimenté à la louche de paradis artificiels. On y croise un idiot, un rentier, des minets, des gangsters, des catins, des dingos, les sœurs du narrateur, Caroline et Emma, alias Oriane de Guermantes et Jeanne Hébuterne, une tante à boule de cristal en compagnonnage d’esprits, une grand-mère aux cheveux bleus qui finit par perdre la boule, des seconds couteaux en pattes d’eph, un trafiquant d’armes producteur de films pornos, des vantards magnifiques, des dandys suprastronomiques, des paumés, des phalangistes libanais, un type nommé Andronic, un grantécrivain reconnaissable et sa femme panthère, des Brigitte Bardot, des Ava Gardner… En vrai bien sûr. Ava fut l’amante du papa d’Adrien, un homme d’affaire qui joua toute sa vie les Arlésiennes et que cette aventure laissa tout de même un peu étourdi.
L’amour et la guerre ont leur rond de serviette dans « La vie la plus douce ». La guerre y est civile. Adrien, ne craignant plus rien, et surtout pas de mourir, trompe la déception d’une vie de réformé (il a raconté aux trois jours qu’il était capable de faire tomber les avions, ce qui peut être sacrément utile face à l’escadrille ennemie), en se rendant dans un pays d’Afrique perclus de violence et de visions d’horreur, pour tenter de retrouver un oncle aventurier et fuyard. Ce personnage s’était occupé à sa façon des finances de la famille. Mission accomplie. La scène est puissamment cinématographique. Un Apocalypse Now en miniature. Quant à l’amour, il s’appelle Candice. Lorsque la jeune femme s’interroge sur la qualité de l’affection que lui porte Adrien, la réponse, quoique subliminalement antinomique, est une sublime déclaration.
Jusqu’aux ultimes virages, « La vie la plus douce » poursuit sa course emportée, freins superfétatoires, trouve des refuges inédits, l’un d’eux dans une gentilhommière du Perche, et se construit de nouvelles trajectoires où s’exhale” une saveur inédite dans un manque de chaos. Sa cour des miracles, sa troupe de saltimbanques célestes, déteste moins habiter sur terre et fait mine, avec une extrême distinction, marque de fabrique de Fabrice Gaignault, de ne plus trop se préoccuper de la valse des “spectres désormais enfuis”. Mais pour combien de temps?
« La vie la plus douce », de Fabrice Gaignault, éd. Grasset, 317 pages, 20,90€