Avec « Je ne reverrai plus le monde » réédité en poche, l’écrivain turc, qui vient de recevoir le Prix Fémina étranger pour « Madame Hayat », raconte comment l’imaginaire lui a permis de résister à des années d’incarcération dans une geôle sordide. Une eau de vie magique aussi cinglante que fortifiante.
Au moment même où l’écrivain turc Ahmet Altan vient de recevoir, à l’âge de 71 ans, le prix Fémina étranger pour « Madame Hayat » (*), paraît en poche son cahier de prison, « Je ne reverrai plus le monde ». Ces feuilles volantes échappées du quartier de haute-sécurité de la Silivri, à l’ouest d’Istanbul, disent combien le prisonnier, soupçonné d’avoir participé au coup d’état militaire manqué de juillet 2016, a transformé sa cellule en chambre d’écho d’un univers à la fois imaginaire et réel. Concis, cinglant, ironique avec ses juges – leurs portraits respectifs sont du Daumier – empathique avec ses codétenus et d’un humour grinçant, l’auteur transfuse au lecteur ce goutte à goutte si fortifiant de l’écriture. Il lui montre par quel prodigieux effet de son imagination il a pu fracasser les murs d’une cellule et s’en absenter de diverses façons : voyages, rencontres, aventures chimériques… Mais pour en arriver là et faire en sorte que l’encre et le papier soient autant porteurs d’espoir, il a fallu à Ahmet une volonté hors du commun.
Car au prisme de ce récit, il témoigne aussi avec un réalisme implacable des conditions de survie d’un homme dans ces trous de basse fosse. Cette cohabitation entre réalité sordide et rêveries, cynisme et fantaisie poétique, composent l’un des plus précieux livres sur la puissance de l’écrit. La recréation du monde l’a sauvé de la folie et du désespoir. Sous sa plume l’air comprimé des geôles se transforme en air libre. Sans jamais tenter de nous « prendre par les sentiments ». Rien de plaintif, de larmoyant. « Oui, écrit-il, je suis incarcéré dans une prison de haute-sécurité perdue au milieu de nulle part. Oui, je reçois mes repas par un trou dans la porte (…) Tout cela est vrai mais ce n’est pas toute la vérité. Jusqu’à ce jour, pas un matin je ne me suis réveillé en prison.(…) Je suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas. » Voilà une lecture qui délivre de toutes les camisoles. Ajoutons qu’Ahmet Altan, a fini par revoir le monde. Ce fut en mars 2021.
Jean-Michel Ulmann
“Je ne reverrai plus le monde – Textes de prison” de Ahmed Altan. Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes. Ed. Babel. 219 pages, 7,70€
(*) « Madame Hayat, éd. Actes Sud, 272 pages, 22€