Les éditions du Dilettante ressuscitent un chef d’œuvre boudé par la postérité, publié en 1963 sous la plume de Jean Dutourd. Ces « Horreurs de l’amour » au manuscrit qui dépassait le millier de pages et dans lequel l’auteur se dédouble pour commenter le cours de son récit, sont un envoûtant et diabolique plaisir de lecture.
Un événement. Une surprise absolue. Un roman paru en 1963, l’auteur en avait 43, où les ’âmes des pauvres êtres que nous sommes trouvent un port d’attache à chaque page, et croyez bien que je n’exagère pas. Le titre n’est pas engageant du tout : « Les horreurs de l’amour ». C’est peut-être la raison pour laquelle son auteur, Jean Dutourd (1920-2011), célébrissime pour « Au bon beurre » (1952), un peu moins pour le reste de son œuvre parmi laquelle ces « contes » que sont « Les Dupes », réédités dans cette même excellente maison du Dilettante qui nous régale aujourd’hui, s’est fait du tort sans le savoir. Ce mot d’horreur apparaît comme une anecdote dans le flot emporté de ce roman imaginé dans un train et dont le manuscrit comptait plus de mille feuillets. Dutourd lui a consacré non-stop deux ans de sa vie à raison de quatre pages par jour. Au fil des très élégantes illustrations aquarellées de Philippe Dumas, également auteur pour la jeunesse, on y voit son épouse venir lui servir le thé sur un plateau. L’écrivain n’a pas manqué de lui rendre hommage. Derrière tout grand homme…etc.
Pas question de faire le malin. Je n’ai pas lu dans leur intégralité les 540 pages hautes et largement consistantes de ce roman sur le petit théâtre aux vastes développements des magies sentimentales ou qui se convainquent de l’être. Mais j’en ai avalé suffisamment pour être, à chaque fois que j’en reprenais le cours, enveloppé d’un plaisir captif qu’il me fallait abandonner une ou deux heures plus tard à regret pour m’en retourner godiller dans les remous de la vie courante. Une fois que vous aurez ce texte entre les mains, que vous l’aurez soupesé, caressé – beau papier souple et doux – et baguenaudé dans ses si jolies images de Dumas (Dutourd n’aimait pas les romans décorés de cotillons d’artistes, convaincu que « l’illustration tue le rêve » mais le dessinateur a renversé la table de ses convictions), oui, lorsque vous aurez fait ainsi connaissance, vous verrez que ce sera suffisant pour adorer déjà ce que vous n’aurez pas encore abordé.
Et d’ailleurs, avant de larguer les amarres, commencez donc par la toute fin et la postface de Max Bergez, sorte d’appareil non pas critique mais informatif passionnant qui nous instruit sur les divers aspects qui ont habillé cette navigation solitaire. Et aussi, au passage, sur la volonté mutine de l’auteur d’entrer dans la carrière en choisissant de se rebeller. De « dérouter » mais surtout pas à la façon du Nouveau roman alors en pleine croissance. Ses deux premiers livres, « Le déjeuner du lundi » et « Une tête de chien » avaient montré le chemin, et si le romancier avait embrayé sur « Au bon beurre », c’était pour montrer qu’il savait aussi parfaitement embrasser une forme classique, avec une intrigue totalement de son cru, « ce dont les critiques ne l’en croyaient pas capable ». On connaît la suite.
En 1963, notre iconoclaste, qui sera quinze ans plus tard élu au fauteuil 31 de l’Académie française puis, dans les années 80, à celui du cercle des Grosses têtes de Philippe Bouvard, renouait donc avec ce tempérament de garnement avec ces « Horreurs de l’amour » dont le sujet tenait sur un ticket de métropolitain. C’est un homme qui rencontre une femme. A ce qu’on rapporte, Sacha Guitry s’était exclamé « J’en sais assez » lorsqu’un jeune gandin était venu lui présenter en ces termes le sujet de son manuscrit.
Ne se passe-t-il donc rien d’autre dans ces horreurs amoureuses ? Non. Proust, que l’on célèbre en ce moment, l’a parfaitement montré. Il n’est nul besoin de dagues enfoncées dans les cœurs, ce mot de dague n’est pas vain, de tonneaux sur l’autoroute, de cavalcades dans les galaxies, pour atteindre le nirvana de l’histoire romancée. Que deux êtres se rencontrent, ici Roberti, d’abord époux d’Agnès, et Solange, qu’ils s’apprivoisent, qu’ils se rendent de menus services (« Tu as fait de moi une femme ; je n’étais rien avant de te connaître, qu’une petite fille. »), suffit à faire gambader des scénarios intimes, tout aussi singuliers qu’universels. Les figures de second plan nourrissent des galaxies de fantasmes boomerangs, fouillent d’autant mieux les souvenirs de la lectrice et du lecteur quidam (mieux que lambda), que l’on ne circule pas ici dans les affaires de coeur de la « haute ».
Cet invraisemblable roman totalement oublié, passé sous les radars de la postérité, s’est immolé sur son propre bûcher : celui de dire, en s’appuyant sur des âmes du tout-venant, en fouillant la chair des sensations avec le plus de minutie possible, que l’amour reste la plus grande illusion. On a déjà vu ça dans « Belle du Seigneur », d’Albert Cohen, lequel saluait ce livre, à propos de la passion (patio : souffrir). On ne passe pas impunément des « Je t’aime » à « Lâche-moi, tu as l’air d’un fou ». On n’est jamais plus fort que le destin, lequel, lorsqu’il faisait encore ses classes dans l’espèce humaine en s’interrogeant sur son devenir, s’est trouvé fort aise d’avoir compris qu’il n’aurait jamais de remords.
C’est à mes très humbles yeux ce qu’exhale ce roman implacable qui repose sur une mécanique totalement novatrice et presque théâtrale. La couverture semble clairement en témoigner. Son auteur en effet a pris le parti, d’infuser dans les cours des choses un dialogue entre Lui et MOI. LUI serait son double, son surmoi en quelque sorte, et MOI, lui.
S’interroger soi-même sur la pertinence de ce qu’on écrit, de ce qu’on souhaite essayer de dire, penser à haute voix en travaillant, seul sur son esquif, avec un sextant pour tout repère, est un sacré exploit. Voire un exploit sacré.
« Les horreurs de l’amour », de Jean Dutourd, illustrations de Philippe Dumas, éd. Le Dilettante, 538 pages, 30 €