INVITEZ-VOUS CHEZ SES BOURGEOISES

Dans son sixième ouvrage, Astrid Eliard renoue avec un exercice qu’elle maîtrise parfaitement, celui de la nouvelle. Les mouvements des tailleurs bien coupés de ses  « Bourgeoises » s’accordent parfaitement à la mécanique des fluides de son écriture.

Ce n’est pas de chance pour Carole, active pétroleuse, membre d’une association qui est de tous les combats sociétaux et qui n’a pas la religion catholique en odeur de sainteté : sa fille, Maeva, qui ne supporte pas son prénom et l’a diminué en Eva, et son gendre, Paul, ont placé Georges, leur petit garçon, dans un établissement privé : la Sainte Famille. « Vous ne l’avez inscrit au catéchisme au moins ? Eva et son mari lui mentent en choeur effrontément : bien-sûr que non ! Et d’assurer que cet démarche, ce coup de canif dans une laïcité affichée, est à leurs yeux une question de valeurs. Alors ils ferment les yeux sur une petite prière de temps en temps. Pour Jacques Chirac par exemple. Et qu’importe si Eva se retrouve à apprendre « Venez Divin messie ». C’est « pour remuer correctement les lèvres » devant la chorale des enfants. Eva et Paul s’efforcent donc de se conformer à des codes qui leurs sont étrangers. C’est une question de standing. Et tant pis si ça frotte un peu dans les virages. Lorsqu’Eva par exemple, fait croire à une parente d’élève, Amandine, qu’elle fréquente assidument la messe mais dans une paroisse éloignée dont elle s’est vaguement souvenue « parce qu’il y a un Naturalia à côté ». Mauvaise pioche, ce fut longtemps le spot favori d’Amandine, laquelle lui demande des nouvelles fraîches d’amis qu’elle y compte ou si le nouveau prêtre est entré en fonctions.

ASTRID ELIARD
Astrid Eliard © Francesca Mantovani

Dans son sixième livre, « Les Bourgeoises », Astrid Eliard, Prix Marcel Pagnol 2016 pour « Danser », renoue avec l’art de la nouvelle, un genre dans lequel elle avait déjà excellé avec « Nuits de noces ». Cette nouvelle salve est de nouveau une sacrée réussite de finesse acidulée. Voyez, cette fois, Laurine et Tewfik. Laurine est fille de femme de ménage. Son mari, Tewfik Abdelhadi, né de Djamila et Hamid Abdelhadi et qui ne manque jamais de reprendre ses interlocuteurs quand ils prononcent Tioufik au lieu de Toufik, est issu d’une famille de maçons. Aujourd’hui, il est l’un des meilleurs éléments de l’équipe de Data Analysts dans la société où il travaille, à Clermont-Ferrand. Parce qu’il est le seul Arabe de l’entreprise et n’a fait qu’une « petite » école de commerce, le jeune homme dépare un peu. En revanche il fait un tabac à la cantine quand il envoie valser les clichés par-dessus les minarets. «Je ne suis pas pratiquant, ma famille n’est pas très religieuse, mon père surtout. Je mange du cochon depuis que je suis tout petit ». Tête des collègues. Voilà qu’on lui propose le Graal. Un super poste d’ «expat’»  à Dubaï. S’ensuit une invitation à dîner chez Emmanuel et Cécile, bourgeois jusqu’à la pointe des mocassins. Eux-mêmes sont passés par la case Dubaï. L’occasion est bonne, mine de rien, de réinstaller stratégiquement un soupçon de domination. Voilà Laurine et Tewfik plongés comme la souris verte au centre de leur nouvelle condition. Ce dîner et ce qu’il en ressort est l’exemple même d’une mécanique de haute précision psychologique.

On  ne sait pas, au Mercure de France, qui a eu l’idée de ce bandeau de couverture représentant un trio de jeunes femmes dont on devine, par l’attitude, le regard et la mise, qu’elles n’ont pas de problèmes de fin de mois, mais chapeau ! Il n’y a rien de tel pour attirer le chaland. Et ce titre : « Les bourgeoises », qui résonne à l’ancienne mais qui, à la lecture, n’est qu’un aspirateur à modernité. Les bourgeoises, apprenties ou confirmées, qui habitent ce récit, dansent toutes sur un volcan. Et chacune délivre un parfum mâtiné d’arômes parfois délicatement cruels. Il y a chez Astrid Eliard, un petite parenté avec l’univers du romancier américain John Updike qui nous a laissé l’indispensable et indémodable « Couples ». Elle vous installe quasi physiquement au cœur des situations et des conversations. Et comme dans la chanson ‘Déshabillez-moi’, impeccablement portée par la voix cendrée de Juliette Gréco, elle ne quitte pas son sujet tant qu’elle ne l’a pas complètement, minutieusement, déshabillé.

« Les bourgeoises », de Astrid Eliard, éd. Mercure de France, collection bleue, 152 pages, 15 €

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