LUCRECE ET SON TANDEM MAGIQUE

C’est le duo féminin gagnant de la littérature jeunesse : par ordre d’entrée en scène alphabétique, l’écrivaine Anne Goscinny (« Le bruit des clefs », « Le bureau des solitudes »…), fille d’un certain René, et la scénariste et dessinatrice de bande dessinée Catel, notamment auteure, avec José-Louis Bocquet, de biographies (« Kiki de Montparnasse », « Olympe de Gouges »…), rencontrent un franc succès depuis qu’elles ont inventé le personnage de Lucrèce dont on a suivi les aventures au fil des années dès l’entrée en 6eme. 170 000 exemplaires vendus depuis la naissance de la série en mars 2018. Anne nous en dit plus sur cette formidable aventure.

Comment vous êtes-vous rencontrées?

Nous nous sommes rencontrées à un dîner chez Blandine de Caunes, la fille de Benoîte Groult. Catel était avec son mari, José-Louis Bocquet que je connaissais par ailleurs car il avait consacré une biographie à mon père. Le dîner a été joyeux et arrosé… Et bravant ma timidité légendaire, j’ai osé demander à Catel si elle n’écrirait pas une biographie graphique sur mon père. Elle m’a dit qu’elle ne travaillait que sur des femmes… Quelques semaines après, on s’est revues toutes les deux, elle avait changé d’avis pour mon plus grand bonheur !

Qui, de vous deux, a lancé l’idée de travailler ensemble en créant le personnage de Lucrèce?

C’est Catel ! Alors justement que nous passions du temps ensemble pour que je lui parle de mon père afin de nourrir son magnifique « Roman des Goscinny », elle m’a dit : « mais tu es beaucoup plus drôle que tes livres ! Pourquoi on ne créerait pas toutes les deux un personnage… Une fille ? Une grande sœur pour le Petit Nicolas ! » J’ai immédiatement refusé, persuadée que c’était une très mauvaise idée pour moi de mettre mes petits pieds dans les pas de géants de mon père. Et puis, l’amitié m’a fait changer d’avis. Notre association est parfaitement naturelle et a suivi la pente de l’amitié naissante, puis grandissante. Un jour, j’ai envoyé à Catel la première histoire, celle qui s’appelle « la rédaction ». Elle l’a illustrée. C’était parti !

Pourquoi l’avoir prénommée ainsi? Est-ce le nom d’une progéniture à l’une de vous? Celui de la fille des voisins?

Mon mari voulait que nous appelions notre fille Lucrèce. J’ai rigolé et j’ai dit non, bien sûr ! Mais je lui au promis qu’un jour je lui en ferai une ! Notre fille s’est sagement appelée Salomé… Même si ce n’est pas un prénom anodin non plus, c’est plus facile à porter que Lucrèce ! Et puis, en prenant l’exemple du Petit Nicolas, je me suis dit qu’il faudrait que contrairement justement à l’œuvre de mon père, l’héroïne ait un prénom original et tous ses amis des prénoms normaux. Une façon en creux de rendre hommage à mon père et Sempé !

Avez-vous mis longtemps à la dessiner? Je ne parle pas de graphisme mais du caractère, du physique, etc… 

Pour le graphisme, même si ce n’est pas l’objet de votre question, Catel s’est inspirée de ma fille Salomé ! La fossette, la tresse, les grands yeux… Pour le caractère, je la voulais de son temps mais intemporelle. Équation compliquée ! Je me suis là inspirée d’une œuvre que je connais par cœur, celle de la Comtesse de Ségur. Les enfants y sont dociles mais ont du caractère. Ils sont débrouillards mais reconnaissants à ceux qui les aident. Et puis, ce qui m’amuse, c’est que dans mes histoires, Lucrèce est souvent plus mûre et plus responsable que ses parents et surtout que Scarlett, sa grand-mère ! J’aime bien inverser les rôles, c’est une source comique qui marche à tous les coups. Elle est née très vite, très vite j’ai su quelle jeune fille j’avais envie d’animer.

Qu’y avez-vous mis de vous deux? La réponse “rien” est tout à fait autorisée mais personne n’y croira. Moi par exemple.

Catel m’a donné l’idée que Lucrèce vive au sein d’une famille recomposée. Au début, j’étais réticente, n’ayant aucune expérience personnelle de ce type de schéma. Et puis, j’ai vite compris que cela allait me permettre de multiplier les parents, beaux-parents, grands-parents ! C’était une excellente idée.

J’ai inventé à Lucrèce la fin de l’enfance que je n’ai pas eue. J’avais 9 ans quand mon père est mort et quand s’est arrêté le temps de l’insouciance. Grâce à Lucrèce, j’ai pu vivre la fin de mon enfance en douceur et le début de mon adolescence sans heurts. Je lui dois beaucoup, à Lucrèce ! Je lui ai inventé un beau-père qui fait office de père, en mieux ! C’est à dire qu’il l’aime comme si elle était sa fille et ne fait strictement aucune différence entre son fils et sa belle-fille. Ce personnage, Georges, le beau-père de Lucrèce me tient viscéralement à cœur. J’aurais adoré qu’il existe quand j’avais l’âge de Lucrèce. Je travaille sa bienveillance et sa tendresse… Et puis il y a Boubé, la grand-mère paternelle. Elle s’appelle Hanna, comme la mère de mon père, aime la carpe farcie et la vodka ! Son encre coule dans mes veines. Scarlett quant à elle ressemble à ma grand-mère maternelle qui avait une passion pour les manteau de fourrure et qui ne détestait pas son kir quotidien ! Les deux grands-mères ont un point commun : quand elles lèvent leur verre, elles trinquent « à la vie » !

ANNE GOSCINNY ET CATEL ©Jean-Philippe Baltel

Comment résumeriez-vous Lucrèce et son univers? Avez-vous cherché à en faire le calque à facettes d’une jeune fille d’aujourd’hui?

Lucrèce est une jeune adolescente. Elle entre tout juste au collège. C’est un âge merveilleux à observer : les petites filles ont hâte de grandir mais sitôt qu’elles se voient grandir, elles sont les premières à se réfugier sur le sable chaud de l’enfance. C’est un âge paradoxal et extrêmement touchant. On voit déjà l’adulte poindre sous l’enfant. Mais un adulte pas encore désabusé, qui n’aurait pas encore souffert, qui ne serait ni amer, ni envieux, ni envié.

Je n’ai pas cherché nécessairement à en faire une pré-adolescente d’aujourd’hui. Mais je n’ai pas cherché non plus à gommer l’air du temps. Elle a un portable, un ordinateur et une tablette. Son petit frère adore les jeux vidéo, particulièrement ceux qui parlent de zombies et autres créatures épouvantables.

Lucrèce a des envies de son âge et de son temps, des frustrations aussi, des interdits qu’elle transgresse parfois, le rouge aux joues. Lucrèce, je la voudrais de tous les temps. J’adorerai qu’on la lise encore dans 50 ans et qu’elle ne soit pas démodée !

La série s’appelle “Le monde de Lucrèce”. C’est dire l’importance de la famille et de l’entourage. Vous auriez pu en faire une solitaire, une “rebelle”, une “en marge”… Mais non. Il y a, quoi qu’il arrive, la volonté d’apporter un confort financier et un équilibre heureux dans votre travail. Vrai? Faux? 

J’ai voulu pour Lucrèce une fin d’enfance et une adolescence équilibrée. Cela n’a strictement rien à voir avec un confort financier. Je lui ai collé une mère avocate, parce que c’est un milieu que je connais un peu et qu’on ne parle bien que de ce qu’on connaît. Quant à l’idée d’en faire une gamine en marge ou rebelle, sincèrement, ça ne m’intéressait pas du tout. La littérature pour ados regorge de rebelles et de différences. Notre Lucrèce n’est pas sorcière, n’a pas de balai qui vole. Elle n’a aucun pouvoir magique. La magie est ailleurs. Elle est dans la tendresse de sa famille, dans l’amitié de ses amies, les Lines. Et puis, je crois qu’on est bien plus rebelle quand on obtempère… C’est si simple de faire le mur. Ce qui est plus compliqué c’est de s’évader et de se distraire avec les moyens du bord, ceux dont on dispose à 11 ou 12 ans.

Il est évident, concernant ce que vous appelez l’équilibre heureux, que j’ai privilégié pour notre personnage un environnement qui n’est pas angoissant ! Mon objectif était certes de faire de Lucrèce une jeune fille normal mais je voulais aussi qu’on ait envie d’être son amie. Là, je peux vous dire que j’ai réussi mon pari. Je reçois beaucoup de lettres et de messages via les réseaux sociaux qui me disent : « j’adorerais que Lucrèce soit mon amie ».

C’est la question décevante par excellence mais elle s’impose. Vous attendiez-vous à rencontrer cet immédiat succès?

Quand nous avons signé avec Gallimard Jeunesse, tout le monde m’a dit : la jeunesse, c’est très compliqué. La concurrence installée est rude et tu arrives avec ton petit personnage que personne ne connaît, ne t’attends à rien. Nous avons donc été surprises toutes les deux ! Mais moi, j’avais mis tellement d’âme dans mes histoires, que je ne pouvais imaginer que Lucrèce ne rencontre pas son public. Aujourd’hui, j’ai écrit 60 histoires et 6 volumes en moins de trois ans et Lucrèce a trouvé sa place aussi bien chez les libraires que dans les cours de récréation. Mais le succès n’est jamais acquis… Et quand je l’anime, je donne tout.

De quoi se compose votre lectorat?

Nos lecteurs sont plutôt des lectrices ! Lucrèce est une héroïne et n’en déplaise à ceux qui revendiquent l’extinction du « genre », les filles se reconnaissent dans notre personnage plus que les garçons ! Elles ont en moyenne 10 ou 11 ans. Elles sont juste un peu plus jeunes que Lucrèce, faisant de celle-ci une sorte de grande sœur.

Quel genre de réactions recevez-vous de vos lectrices?

Je reçois beaucoup de messages via les réseaux sociaux de jeunes lectrices françaises, italiennes ou polonaises (le livre est traduit dans ces deux langues, mais ça ne devrait pas s’arrêter là). Elles me demandent souvent si je suis Lucrèce ! Si je raconte mon enfance… Je réponds souvent qu’en quelque sorte, je raconte l’enfance que j’aurais aimé avoir. Elles adorent le personnage de Scarlett qui est un personnage qui transgresse tous les codes établis par les gardiens du politiquement correct : elle aime les fourrures, elle consomme des hommes et de l’alcool. Elle est plus enfant que les enfants !

Et des garçons?

Mes lecteurs sont des lectrices ! De temps en temps, lors d’une dédicace, nous arrivons à convaincre des garçons de tenter l’aventure ! J’ai inventé le personnage de Victor, qui est le demi-frère de Lucrèce. Mais ce n’est pas le personnage central bien sûr. Moi je suis fille unique, mais j’ai deux enfants, un garçon et une fille, alors pour les disputes, je n’ai pas eu à aller chercher très loin l’inspiration. Mais j’aime beaucoup faire dire à Lucrèce que si son frère n’est pour l’état civil que son demi-frère, elle l’aime en entier !

Les parents vous écrivent-ils? Êtes-vous d’une certaine utilité pour eux?

Toujours via les réseaux sociaux, j’ai très souvent des mères qui me demandent les dates de nos dédicaces (enfin, ça c’était dans le monde d’avant ! Mais je ne doute pas que très vite nous aurons la joie de retrouver notre public). Les parents accompagnent leurs enfants et les encouragent à nous parler, parfois même à faire une photo avec nous. Je ne suis utile à personne ! Ce n’est pas ma vocation ! Je ne suis pas psy, ni prof. Je veux juste faire sourire… Quand j’invente une histoire, je n’ai qu’une obsession : que le lecteur ne lâche pas, et les jeunes lecteurs sont les plus exigeants. Il faut qu’ils aient envie de tourner la page, de lire l’histoire suivante, et éventuellement le volume d’après ! Je ne suis d’aucune utilité, mais les jeunes lecteurs m’ont appris à écrire. Eux, me sont très utiles !

Que vous a-t-on confié de plus joli à propos de Lucrèce si ça a été le cas?

Alors que je dédicaçais dans une très jolie librairie de la Garenne Colombes, (les mots en marge), une petite fille m’a dit : « Avant, dans ma vie, il y avait Harry Potter, maintenant il y a Lucrèce ! » J’étais sidérée. Je l’ai fait répéter et je l’ai enregistrée sur mon téléphone. Les jours de déprime ou de doute, je l’écoute ! Et puis souvent, les jeunes filles me disent qu’elles adoreraient avoir Lucrèce pour amie. Là, je me dis qu’on l’a bien réussie, notre Lucrèce !

Le septième tome est en route. Le succès est-il une aide à votre imaginaire ou vous méfiez-vous au contraire de ses effets possiblement pervers?

Je suis la seule aide à mon imaginaire ! Quand je suis seule devant mon écran, le succès n’existe pas. A chaque histoire, je dois faire mes preuves. C’est à chaque fois comme si c’était la première ! Et puis quand j’ai terminé le volume, je l’envoie à mon éditeur, Jean-Philippe Arrou-Vignod qui est lui-même un auteur jeunesse à grand succès. Il m’a beaucoup appris. Il m’a surtout expliqué qu’il fallait être précis quand on s’adressait à un jeune public. Quand donc j’envoie mes histoires à Jean-Philippe (qui est une merveille d’homme), j’attends sa réaction comme si je n’avais jamais rien écrit. Je regarde mes mails toutes les minutes. Je me dis que peut-être, cette histoire-là, il ne l’a pas aimée… Et quand arrive son mail qui commence toujours par « quel bonheur de te lire », je respire, je décompresse. Je ne suis pas sûre de moi. Jamais. Et c’est ce moteur-là que je cultive. Le jour où je ne serai plus angoissée en attendant la réaction de Jean-Philippe, j’arrêterai Lucrèce. Là, oui, je serai pervertie. On en est très très loin.

Depuis le temps, Lucrèce est un peu votre fille à toutes les deux. Vous arrive-t-il de converser avec elle?

C’est vrai qu’un personnage comme Lucrèce scelle une amitié. Je lui ai donné un caractère, je lui invente des histoires, c’est vrai. Mais je suis motivée par l’excellence de Catel. Parfois, je me pince : « elle m’a choisie, moi ! ». Ses dessins sont sublimes de poésie, d’intelligence. Elle met des images sur mes mots mais souvent je choisis mes mots en fonction des envies qu’elle a. Par exemple, elle trouve, et elle a raison, que mes personnages sont trop souvent à table. Elle m’a dit : « Trouve des idées pour les réunir ailleurs qu’autour d’une table ». En voilà une gageure ! C’est difficile de faire dialoguer toute la famille ailleurs qu’autour d’une table ou dans une voiture. Pour le volume 6 qui sort dans quelques jours, j’ai envoyé mes personnages au bord de la mer ! Elle était très heureuse de ce changement de décor. Mais je dois reconnaître que j’ai beaucoup de mal à les délocaliser… Il faut presque que je me fasse violence ! Un peu comme quand mes enfants étaient petits et qu’ils partaient chez un copain pour passer le week-end. Je disais oui, bien sûr, mais j’étais en apnée jusqu’au dimanche soir !

Lucrèce pourrait-elle, comme le Petit Nicolas, devenir un film? 

J’adorerais ! Mais pas un dessin animé. Le lectorat de Lucrèce ne regarde plus les dessins animés. J’adorerais écrire une série… Et j’ai des tas d’idées pour Scarlett. Des idées ambitieuses mais qui me font sourire toute seule : Fanny Ardant, Catherine Deneuve… Je crois qu’il y a largement la matière pour écrire un film ou une série. En tout cas, nous sommes, Catel et moi ouvertes à toutes les propositions !

« Le monde de Lucrèce 6 », de Anne Goscinny et Catel, éd. Gallimard Jeunesse, 194 pages, 12,50 €

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