Avec la gloire amère de ses « Sacrifiés », sur fond d’Espagne des années 30 où les héros ne jurent que par l’art, l’amitié, l’amour et la défense de la liberté, Sylvie Le Bihan pousse encore plus loin les curseurs d’une maîtrise romanesque qui n’avait pas attendu pour se manifester. Ce nouveau livre est sans conteste, l’un des meilleurs romans de l’année qui s’achève.
D’aucuns jugeront superfétatoire, voire carrément déplacé, de commencer cet article en observant que Sylvie Le Bihan est l’épouse du chef cuisinier Pierre Gagnaire. Et pourtant elle serait bien la dernière à y voir un coup de fourchette entre les omoplates du féminisme. Car l’un et l’autre font à leur façon le même métier : pratiquer une cuisine de caractère en fignolant des scénarios de saveurs.
Ces « Sacrifiés » sont son cinquième roman. Le précédent, « Amour propre », paru en 2019 et qui est sorti cette année au Livre de Poche, mêlait le destin d’une femme d’aujourd’hui, qui n’avait pas connu sa mère. Sa quête d’en savoir plus croisait la mémoire de l’écrivain italien Curzio Malaparte.
De l’Italie, la romancière a gagné l’Espagne. Celle des années trente, guettée par les déchirements d’une guerre civile où accoururent de tous horizons ces Brigades internationales constituées de combattants volontaires venus porter main forte aux Républicains. On sait ce qu’il advint. Une image devenue célèbre du photographe américain Robert Capa, représentant un de ces hommes cueillis dans sa course par une balle mortelle, en est le symbole. Et le massacre des civils de Guernica, qui donna l’un des plus forts tableaux de Pablo Picasso, en est une autre. Parmi les « sacrifiés » qui donnent son titre au roman, tous ces inconnus en constituent la part essentielle et le peuple lui-même ne fut pas épargné.
Mais on ne fait pas un livre sans visages et, sous la plume de Le Bihan, voici d’autres figures de proue de ce début de siècle à commencer par le poète Federico Garcia Lorca, homosexuel, l’enfant de Grenade sur laquelle il crache. « Pour eux (NDLR : ses habitant) je suis un déviant, un cafard bon à écraser ». Célébré par Aragon, il fut torturé et abattu à 38 ans par les Nationalistes. Le livre raconte l’histoire de Juan Ortega, jeune gitan andalou programmé pour être toréador mais, sur des terres ravagées par la famine, quitte les siens pour gagner Madrid où il trouve un emploi de cuisinier chez le torero Ignacio Sanchez Meijas, roi des arènes. Ignacio est l’amant d’une danseuse de flamenco Encarnación López Júlvez (oui c’est elle en bandeau de couverture), elle aussi archi-célèbre. Juan, étourdi par une vie de Belle Epoque qui lui est donnée de côtoyer, va en tomber éperdument amoureux. Le décor est planté et l’encrier de Le Bihan n’est rempli que d’une seule encre : celle de la passion, au sens latin du mot, souffrir.
A l’enseigne des Sacrifiés, on brûle d’espoir, on s’engage, on se bat, on ouvre son cœur et l’on en succombe au plein sens du terme. Ces hommes et ces femmes dont l’auteure n’oublie jamais de nous servir sur un plateau l’incandescence des regards, sont flamboyants par leur courage de ne rien vivre au rabais, ni dans la soumission aux morales rétrécies qui sont des socles parfaits aux bruits de bottes. Une oppression succédant à une autre, on rencontrera aussi ici Jean Moulin.
La grande qualité de Sylvie Le Bihan est d’écrire à hauteur d’homme et d’âme. D’une certaine façon, Juan, personnage, lui, inventé, guide cette ambition. Il est le portrait de l’humilité qui finit toujours par l’emporter.
« Les Sacrifiés », de Sylvie Le Bihan, éd. Denoël, 371 pages, 20€