Près de quarante ans que nous ne nous sommes pas vus. C’était à Valence dans la Drôme. J’étais journaliste au Dauphiné Libéré. Une femme passait ses journées à abattre des cloisons dans son atelier du centre-ville. Elle était écrivain public. Elle fabriquait des passerelles avec les mots. Pour toutes celles et ceux qui savaient mal, ou pas du tout, ou qui n’osaient pas, ou mal à leurs yeux, écrire. Quel bon sujet ! J’allai lui rendre visite. Le passé, quand il s’étire, rend tout flou et solide à la fois. J’ai tout oublié du décor, de la façade de sa maison, de l’ordre ou du désordre de son lieu de travail. Mais pas de son visage de femme tranquille, au regard enthousiaste et lucide derrière ses verres de lunettes, de cette oiselle fragilement puissante.
Elle s’appelait (et s’appelle toujours, donc) Michèle Reverbel. Un nom avec deux ailes, c’est donc bien une oiselle.
L’autre jour, parce que nous nous sommes retrouvés sur FaceBook, je l’appelle. Et vous savez comment c’est : c’est comme nous ne nous étions vus la veille. Ca s’appelle mieux que le souvenir, l’amitié. Elle me dit : « je n’ai jamais oublié le titre de ton article lorsque j’ai fermé boutique (ce n’était pas ses vrais mots mais le sens y est tout entier). Tu as écrit : la plume sous la porte. »
Moi, j’avais oublié. Elle me raconte une histoire, la sienne, formidablement romanesque. Elle n’a jamais cessé d’écrire pour les autres. Jeté l’encre dans quatre cent cinquante villes. Et reçu en retour des lettres d’amour. Combien ? D’après vous : Dix ? Vingt ? Trente ? Cinquante ? Deux cents ? C’est beaucoup deux cents. Vous n’y êtes pas du tout. Quinze mille. Quinze mille lettres d’amour !
Elle a tout brûlé.
« Je ne voulais pas que mes petits-enfants tombent là-dessus. Ils se seraient posé des questions…. »
Un jour, elle croise un homme.
Et non, j’arrête là. C’est elle que ça regarde et moi, peut-être, écrirai-je, si j’ai le temps, le roman de cette si belle histoire. Plus humain, tu ne fais pas.
Je voulais vous parler d’elle en ouverture de ce deuxième épisode de « Des minutes de lumière en plus », ce site auquel vous êtes nombreux à avoir immédiatement prêté attention. Et je vous suis profondément reconnaissant de ce signe d’encouragement, ainsi qu’aux marraines et parrains, marins et parraines, qui veulent bien, chaque jour plus nombreux, se pencher sur ces fonts baptismaux. Ils sont mes plus précieuses vignettes Panini, moi qui n’a jamais aimé que le vélo.
Une dernière confidence sur mon amie qui vit aujourd’hui dans la patrie de René Char et de Renaud, l’Isle-sur-la Sorgue, dans le Vaucluse, et que vous retrouverez bientôt ici dans la séquence ‘L’invité(e)’. Elle est copine avec Charles Juliet, qui publie chez P.O.L le dixième tome de son journal, commencé en 1957. Et elle a compté dans son cercle proche un autre poète, André Laude, qui disparut en 1995 à Paris, à 59 ans. Si mes souvenirs ne me trahissent pas – encore que les souvenirs sont faits pour ça – il fréquentait dans le Marais un bar baptisé « L’Oiseau bariolé », comme ce titre d’un chef d’œuvre absolu, signé de l’écrivain juif polonais Jerzy Kosinski et publié en France en 1966. La violence nazie sous toutes ses facettes appliquée à un enfant de six ans aux cheveux noirs y tient le haut du pavé.
Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ? Parce que la poésie, avec Laude, avec Juliet, s’est invitée dans cette non conversation. Il me semble que la poésie se met à ré-exister de plus en plus. Les années soixante-dix, va savoir pourquoi, s’étaient appliquées à lui casser les reins, à la rendre exsangue, absconse. Elle gisait en mille morceaux sous nos yeux et sous nos pieds comme une ferraille coupante. Et regardez aujourd’hui. Quand on voit le travail accompli ici et là pour lui redonner figure humaine. Pour lui redonner son rond de serviette au creux de nos aventures quotidiennes. Pour ne plus la faire passer pour une snobinarde hautaine et ne s’intéressant qu’à elle. Constatons, apprécions, la floraison d’ouvrages en librairie consacrés à l’œuvre des poètes, à commencer par cette manière ludique qu’affectionne Jean-Joseph Julaud qui publie « Dans la tête des poètes », chez First, soit l’ADN anecdotique des textes collectors. Et puis regardons, constatons, apprécions la floraison d’ouvrages en librairie consacrés à l’œuvre des poètes. Saluons donc chez Grasset l’épatant « La constellation Rimbaud », de Jean Rouaud, trace à trace, touche à touche avec les contemporains du sale gosse; celui, toujours enveloppant et semé de chardons tendres, de Sylvain Tesson aux éditions des Equateurs ; l’estomaquant Verlaine de Guy Goffette, poète lui aussi, assorti d’une anthologie personnelle, chez cette bien-aimée maison qu’est Buchet-Chastel ; la publication chez Albin Michel, sous le titre « L’inachevé », d’entretiens sur la poésie donnés par Yves Bonnefoy entre 2003 et 2016, année de sa disparition ; le merveilleux et très incarné « Ma vie avec Apollinaire » de François Sureau, chez Gallimard ; la réédition des « Fleurs du Mal » sous ses habits de 1868 sous pavillon Calmann-Lévy ; la superbe et gothique édition spéciale en poche chez Folio Classique, illustrée de fleurs si magnifiquement photographiées qu’elles en laissent sourdre de forts inquiétants parfums ; celle préfacée par François Cheng au Livre de poche… J’en oublie ? Sûrement, et tant mieux. Il y a parfois, dans certains domaines, des regrets qui sont aussi des enchantements.
A propos de regrets, à peine embarqué dans ces minutes de lumière en plus que j’en éprouve déjà quelques-uns. Le temps passe trop vite et je voudrais signaler ici quelques auteur(es) à qui j’ai promis des trucs – mais c’était quand je changeais d’aiguillage, j’ai des circonstances exténuantes comme dit mon copain Jean – sur lesquels je n’ai remarquablement rien écrit. Rien, que dalle, walou. Alors que leur livre le mérite tant. Je me contente de les citer – quelle feignasse, celui-là ! (j’ai des circonstances atténuantes, je viens de finir « Paresse pour tous », d’Hadrien Klent, au Tripode) – et vous invite à y mettre votre nez. Faites- moi confiance. Les voici donc : « Les orages », de Sylvain Prudhomme, chez l’Arbalète Gallimard. « L’amour au temps des éléphants », d’Ariane Bois, chez Belfond ; « L’enfant travesti », de Jean-Luc Seigle, chez Flammarion ; «Retour à Cuba », de Laurent Bénégui, chez Julliard. Et « Certains cœurs lâchent pour trois fois rien », de Gilles Paris, chez Flammarion également. Là, je me la pète un peu. Son beau récit est né d’une interview qu’il m’avait donnée. C’est comme « L’amour flou », le film de Romane Bohringer et Philippe Rebbot. Le duo m’a avoué un jour qu’il avait copié collé le titre d’un de mes papiers. Pour l’instant ma carrière dans le cinéma s’arrête là.
La première salve des Minutes de Lumière en Plus a pris ses aises dans la durée. Vous êtes si nombreux à avoir visité cet appartement-témoin que c’était un bonheur de le cajoler. Et surtout, sur un plan plus pragmatique, d’apprendre petit à petit à fabriquer cette affaire tout seul, ce qui n’est pas encore gagné. Viser la Lune numérique quand on part du sous-sol Gutenberg n’est pas une mince affaire. Votre patience de lecteurs, d’auteurs, d’éditeurs, de communicants, mélangée à une confiance mâtinée d’enthousiasme me touche au cœur. Nous partons pour une longue aventure, je le sais, sinon, hein, c’était pas la peine. Elle sera belle. Nous ferons une fête pour célébrer tout ça. Un petit concert à la bonne franquette. Et chaque mois, une soirée tantôt autour d’un auteur, tantôt autour de vos textes. Et pourquoi pas les deux ? On s’arsouillera un peu, bien sûr. On se décovidera comme on pourra. On fera tout, en tout cas, pour s’habiller de lumière en plus. N’est-ce-pas, Michèle ?