Il était un grand navire qui n’avait jamais navigué. Sa première sortie en février 1932 promettait aux passagers luxe, calme et volupté. C’était sans compter la tourmente de l’Histoire augurée par quelques suspectes défaillances techniques. Sous la plume de Pierre Assouline, entre Proust et Fellini, la croisière met son cap chic vers le grand choc.
Non ce n’était pas le radeau de la Méduse ce paquebot. Mais peu s’en faut. Lancé le 6 novembre 1930 à Saint-Nazaire des chantiers navals de la Compagnie des Messageries Maritimes, le Georges Philippar, du nom du président de la compagnie, fut affecté au transport de 1077 passagers -toutes classes confondues- sur les lignes d’Extrême-Orient. Son voyage inaugural de Marseille à Yokohama partit le 26 février 1932, retour prévu le 28 mai. Cette croisière de 18000 kilomètres avait tout pour plaire aux soixante-cinq privilégiés de première classe embarqués sur ce palace flottant : «Le Georges Philippar n’échappait pas à la réputation attachée à tout grand paquebot bien né : à la fois réunion mondaine, démonstration de force, villégiature intéressée, chambre d’écho, boulevard à ragots, outil de promotion culturelle pour l’armateur ». Parmi eux, Jacques-Marie Bauer, le narrateur -courtier en livres rares et anciens- tient le journal de bord de cette navigation. Rien ne lui échappe, y compris la présence d’un passager fantôme: Adolf Hitler, inévitable favoris aux élections législatives allemandes, futur chancelier et sa bande de terroristes SA.
Ainsi, naviguant entre E la nave va de Fellini et le salon proustien de madame Verdurin, le paquebot de Pierre Assouline embarque à bord de ce modèle réduit de l’Europe des années 30 un échantillon représentatif de la bonne société financière, industrielle, intellectuelle. Raffinés ou décadents, désabusés ou martiaux, insolentes libertines et élégantes racées, tous se mesurent dans ce huis clos d’un monde chavirant.
Malgré le chic et la désinvolture, l’actualité politique gâte l’ambiance. Des clans se forment, les sarcasmes et les défis à peine mouchetés éclatent. Les voyageurs ont beau avoir de la retenue et leur route les éloigner de l’œil du cyclone, leur colonie n’échappe pas aux sombres sirènes du continent. Les tensions altèrent la cohabitation de ce huis clos doré déjà affecté par de sournoises allusions de voyageurs soupçonneux quant à la sécurité. La présence, au retour, du journaliste Albert Londres, célébrité à la fois convoitée et indésirable, assombrit encore l’atmosphère. Chacun, pourtant, à sa façon, savoure et tente de respecter cette trêve océane où la courtoisie, la sensualité et l’élégance, permettent aux dernières fêtes galantes de donner leur comédie. Ainsi, de la salle à manger au pont-promenade, du fumoir au salon de musique, les passagers, au propre comme au figuré, ne touchent pas terre.
Pierre Assouline aime ces lieux de rendez-vous avec l’Histoire, où se croisent des destins. Il sait les peupler de témoins authentiques et de figurants qui animent ce théâtre d’ombres d’où, furtifs, surgissent quelques-uns des grands personnages auxquels ce membre de l’Académie Goncourt a consacré une biographie: Albert Londres donc mais aussi les Camondo, Job, Cartier-Bresson, Durand-Ruel, Kahnweiler, Hergé, Simenon…
Sur les bases de la tragédie classique, unité de lieu, de temps et d’action, laissez-vous saisir par cette arythmie de croisière.
Jean-Michel Ulmann
“Le Paquebot”, de Pierre Assouline, éd. Gallimard, 400 pages, 21 €
Lire aussi en poche « Lutetia », Folio n°4398 (Prix des maisons de la presse).
Commentaire
Jean-Yves Léopold
Bonjour, merci pour la relation que vous faites de ce livre, vous m'avez donné envie de le lire... J'ai déjà lu plusieurs Assouline, dont bien sûr […] En savoir plusBonjour, merci pour la relation que vous faites de ce livre, vous m'avez donné envie de le lire... J'ai déjà lu plusieurs Assouline, dont bien sûr Lutetia ; l'auteur possède un don subtil et exquis pour décrire les années trente, ses ouvrages devraient être conseillés à tous les étudiants en Histoire contemporaine, m'est avis. Read Less