Maître du style et fin observateur de notre monde en perte de sens, Jacques A. Bertrand publie « Dernier cri avec post-scriptum ». Elégant, lucide, bourré d’humour, éblouissant.
Il y a dans le paysage littéraire français un personnage que ses pairs devraient chérir. Chérir, oui. Ne pas chercher à jalouser, un sport intime national dans ce milieu comme dans n’importe quel autre certes, mais dans ce milieu quand même qui se devrait pourtant être (soyons naïf) porteur d’apaisement et de réconciliation.
Cet écrivain s’appelle Jacques A. Bertrand. Cette initiale plantée au centre de son patronyme demande à ce qu’on cajole un fond de mystère. On n’a pas envie de savoir qu’elle signifie André. Un prénom suffit bien, pourquoi s’en trimballer deux quand par-dessus le marché on est de la famille Bertrand ? Jacques A. a trouvé la parade et transformé l’inconvénient en avantage. De cet André qui n’est plus tellement en vogue, il a fait une voile.
Voilà bien des années que je navigue avec lui, sur ses lignes, sur ses mots choisis et cet humour qui en remontre, les doigts dans le nez, à nos faux amis british. Jacques A. Bertrand est un artisan à l’ancienne, avec le goût du travail bien dit. Mécaniquement, il se trouve qu’il est aussi un inventeur. Plus ça va, plus sa petite voiture avance avec des feux de recul. Et vous savez quoi ? Avec lui, on voit loin.
« Parvenu à un âge avancé, prévient-il, mais ça n’avance à rien », l’auteur de « Brève histoire des choses » couronné du Prix Alexandre Vialatte, s’amuse à présenter ce livre pour son ultime. « Dernier cri avec post-scriptum » : quel titre ! Sans compter cette façon mutine d’inviter dare-dare le lecteur à commencer par la fin. Il s’agit, comme tout ce qui constitue l’ouvrage, d’un texte plus court que les autres. Un petit galop comme dit Beckett dans « En attendant Godot ». Bertrand n’aime pas emmerder le monde. Cette réflexion en guise d’épilogue traite des soupirs et du silence. En ces temps de vacarme toujours plus affirmé, de passants qui parlent seuls et fort dans la rue, d’animateurs qui ne cessent de clamer ‘faites du bruit pour Untel ! » (comprendre : ça vous évitera de penser), de moteurs débridés qui nous brident l’oreille, ces lignes sont d’une bouleversante pertinence. Courez-y.
On s’en doute, « Dernier cri » n’est pas une ruade de méninges fébrilement égotistes comme on en trouve plein les étals de libraires. Il n’y a pas, en arrière-plan, ces gesticulations de danseuses qui ressemblent à une interprétation cocaïnée de la Mort du cygne. C’est, au contraire, un recueil d’observations, toujours polies mais jamais policées, de notre tétanique société. On y rit du cœur aux zygomatiques parce qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer. On y marche sur le (Oscar) Wilde Side et tandis que la barque sur laquelle il nous promène « écarte la mousse des lentilles d’eau des marais », tout ceci produit une délivrance à rebours qui nous étreint soudainement, tendrement, la poitrine. Mais Bertrand n’a rien contre les cotillons de la modernité. En garnement philosophe, il intègre à son discours le principe des « punchlines ». De celles que nous couvrions le verso nos grands classeurs à larges anneaux quand nous allions au collège.
En voici quelques-unes. Profitez de l’entracte pour les recopier :
« L’Homo sapiens a du mal à se taire. Jusque sur son lit de mort, il cherche l’occasion d’un dernier mot. »
« Il semble que, jusqu’à nouvel ordre, il y ait davantage d’apparus que de disparus. C’est pourquoi la population mondiale augmente tragiquement. Au détriment des déclarations des Droits de l’Homme _ et, davantage encore, à celui de l’espace vital. »
A propos d’un biologiste convaincu que « tout est matière et qu’il n’y a pas lieu de parler d’esprit » : « Quant à l’esprit, s’il n’existe pas, d’où vient que certaines personnes en manquent ? »
« Quelque chose d’irrésistible, et d’inexpliqué, attire les gens vers les emplacements occupés, les compartiments surchargés, les restaurants bondés. »
Voilà, vous êtes priés de regagner votre place, chez vous, au coin de l’été indien qui fraîchit, près d’une personne que vous aimez, dans la douce chanson du silence, s’il vous est possible de le partager. Vous lisez Jacques A. Bertrand. Page 39, vous faites halte comme au refuge. « A nous autres, « animaux tristes », la notion d’humilité conviendrait mieux que celle d’humanisme. « Humain » viendrait d’un mot indoeuropéen signifiant « chose »/ ou fils de la Terre ». L’étymologie du mot humilité se réfère aussi à la terre (humus). Restons humbles. Et résistants, si possible. »
« Dernier cri avec post-scriptum », de Jacques A. Bertrand, éd. Mialet-Barrault, 120 pages, 16€