Ce La Fontaine, c’est du jamais vu

Une édition de 34 fables s’orne des illustrations de Gustave Moreau que plus personne n’avait vues depuis 1906.

On n’y trouve pas Le Loup et l’Agneau, mais La Chatte métamorphosée en Femme ou Le Lion amoureux. Cette édition d’une sélection des Fables de La Fontaine n’est pas comme les autres. On se souvient que, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Jean de La Fontaine a écrit deux cent quarante-trois saynètes lui permettant de distiller quelques leçons bien senties à ses contemporains. Non pas de morale, comme on le pense trop souvent quand on n’a pas lu ces fables, mais de philosophie. Oui, comme dans les livres à succès grâce auxquels, dans notre XXIe siècle pressé, nous pouvons nous initier en trente-quatre courts chapitres à la pensée des Cyniques et des Stoïciens sans passer par l’exégèse barbante de Diogène ou Zénon. Trente-quatre, c’est justement le nombre de poèmes que recense cette superbe édition des Fables de La Fontaine. Mais on les dirait choisies au hasard et pas du tout pour un manuel de CM2 ! À vrai dire, le poète de Château-Thierry (auteur par ailleurs de Contes autrement épicés mais ne nous égarons pas) n’est pas à l’origine de la sélection, pas plus que l’éditeur. C’est l’Histoire, avec son grand H et son lot d’incertitudes qui a rassemblé ces fables pour nous.

Gustave Moreau. Le rat de ville et le rat des champs.
Gustave Moreau. Le Rat de ville et le Rat des champs. Coll. part. Photo Jean-Yves Lacôte.

Voici l’affaire, comme on aurait dit du temps de Louis XIV (aujourd’hui, on préfèrera « je vous fais le pitch ») : Antony Roux, un héritier né en 1833 à Marseille, dépensait sans compter pour sa collection d’art. Il eut un jour l’idée – il en fourmillait – d’éditer Les Fables de La Fontaine en version illustrée. Il prit langue avec plusieurs grands artistes mais il fut ensuite convaincu par une exposition de vingt-cinq illustrations de Gustave Moreau de commander à celui-ci toutes les vignettes. Il décida aussi de garder pour lui son recueil, sans l’imprimer et donc sans en faire profiter ses contemporains. Il faut dire que le marché regorgeait d’éditions des Fables illustrés par d’excellents graveurs. Antony Roux se retrouva propriétaire d’un volume de soixante-quatre aquarelles qu’il exposa tout de même en 1866 dans des galeries de Paris et de Londres et de nouveau à Paris en 1906, en hommage à Gustave Moreau disparu en 1898. Cette dernière manifestation se fit à l’initiative du comte Robert de Montesquiou et de la comtesse Greffulhe, modèle de la duchesse de Guermantes de Proust, car on est ici entre gens de bonne compagnie. Léon Bloy écrivit dans son Journal : « plusieurs de ces œuvres […] ont mis en moi des images nouvelles. » Quant à Robert de Montesquiou, il qualifiait de « soixante-trois fusées de pierreries » le feu d’artifice de ces illustrations.

Gustave Moreau. Le dragon à plusieurs têtes et à plusieurs queues.
Gustave Moreau. Le Dragon à plusieurs têtes et à plusieurs queues. Coll. part. Photo Jean-Yves Lacôte

Mais cela n’empêche pas la camarde de baguenauder avec sa faux. À ce propos, allez voir l’illustration de La Mort et le Bûcheron pour comprendre qu’elle peut être sacrément accorte, la grande faucheuse. Et donc, Roux mourut en 1913. Recomptons. Il avait soixante-quatre illustrations de Gustave Moreau pour les Fables. Il en a vendu une, L’Homme entre deux âges et ses deux Maîtresses, parce qu’elle ne lui plaisait pas (on en a perdu la trace). Il en restait donc soixante-trois qui furent confiées à la salle des ventes par l’exécuteur testamentaire et ce fut Miriam Alexandrine de Goldschmidt-Rothschild qui emporta les enchères et fit, en 1936, don de Le Paon se plaignant à Junon au musée consacré à l’artiste. Les soixante-deux feuilles restantes se trouvaient au coffre. Vingt-huit ont disparu pendant la Seconde Guerre mondiale. L’Histoire dit qu’elles ont été spoliées par les Nazis (on en est sûr) et qu’elles ont brûlé, à la fin de la guerre, avec le château dans lequel elles étaient entreposées (on le suppose). Quelques optimistes espèrent encore qu’elles se trouvent dans les réserves d’un musée russe. En tout cas, on n’en connaît plus que des photos et les dessins préparatoires.

Gustave Moreau. Le chêne et le roseau.
Gustave Moreau. Le Chêne et le Roseau. Coll. part. Photo Jean-Yves Lacôte

Il reste donc trente-cinq aquarelles que l’on peut voir en ce moment, avec leurs dessins préparatoires, à l’exposition qui se tient au musée Gustave Moreau. La première est un frontispice, Allégorie de la fable. Les Fables de La Fontaine illustrées par Gustave Moreau sont en conséquence un recueil de trente-quatre fables, pour la plupart peu connues. À l’exception de Le Paon se plaignant à Junon, exposé en permanence au musée, qui a pâli, ces aquarelles rehaussées de gouache sont dans leurs couleurs d’origine car elles ont peu vu la lumière depuis leur création. L’attention portée par l’éditeur à leur reproduction et le grand format du livre permettent d’apprécier la palette extraordinaire de Gustave Moreau et les détails de chaque scène. Prenons Le Rat et l’Éléphant : on y voir un éléphant surmonté du dais où a pris place sa maîtresse.

« Sur l’animal à triple étage

Une Sultane de renom,

Son Chien, son Chat, et sa Guenon,

Son Perroquet, sa vieille, et toute sa maison,

S’en allait en pèlerinage. »

raconte La Fontaine. Moreau a posé une énorme émeraude sur le frontal du pachyderme, le chat est royalement couché dans une boîte ouverte transportée par un serviteur aux pieds nus, ceint d’un pagne bleu et coiffé d’une tiare et, devant d’immenses fleurs cachant en partie l’éléphant s’envole un martin-pêcheur. Tandis que deux flamants roses batifolent sur le lac tout proche, l’œil découvre enfin le petit rat, très fier, qui toise l’équipage comme un chien regarde un évêque. On brûle de dire au sot rongeur qu’il va mal finir…

Les Fables de La Fontaine illustrées par Gustave Moreau, éditions In Fine/musée Gustave Moreau, 96 pages format 24×30 cm, 35 illustrations, 15 €.

Exposition Les Fables de La Fontaine jusqu’au 28 février 2022, musée national Gustave Moreau, 14 rue de La Rochefoucauld, 75009 Paris. Catalogue aux éditions In Fine/musée Gustave Moreau, 320 pages, 412 illustrations, 39 €.

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