CIEL, IL N’EST PAS MORT !

Le Thomas Pesquet des limbes existe. Il s’appelle Jean-Paul Enthoven et raconte dans « Les raisons du cœur » comment 155 minutes d’arrêt cardiaque peuvent faire exploser bien des plafonds de verre.  

Attention, la phrase est un peu longue. Qu’y-a-t-il de plus audacieux, pour ne pas dire de plus risqué, lorsqu’on est un écrivain forcément soucieux, comme tous les écrivains, de conserver ses lectrices et ses lecteurs si patiemment fidélisés, qu’affirmer dans son nouveau livre, qui n’est pas un roman, mais alors pas du tout, que la mort, une « présence » à la voix « de sirène » et « plus apaisante qu’une harpe ou qu’un frais bruit de fontaine », est venue un jour lui caresser physiquement le front et le cheveux ?

C’est pourtant ce qu’il advient dans « Les raisons du cœur », sixième roman (« La dernière femme », « Ce qui plaisait à Blanche »…) de Jean-Paul Enthoven, « agnostique, matérialiste, allergique à toute forme d’allégeance irrationnelle ». C’est bien la ‘Mort Visiteuse’ qui l’a rejoint au bastingage de son lit de douleur, de délires et de rêves transcendantaux (y-a-t-il un autre mot pour les nommer ?), au cours de l’année 2020 à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine. L’auteur, figure reconnue du petit cosmos littéraire, n’y croyait plus guère en son étoile. Une crise cardiaque survenue sur un court de tennis alors qu’il était animé de « la ferme intention » de réussir son coup droit, l’avait jeté à terre sur l’argile pilée. Cette nanoseconde, nous la traversons avec lui au ralenti et ça, déjà, sur le plan des effets visuels et des sensation éprouvées, c’est fort !

Lors de cette rencontre, la mort apparaît tout à fait sympathique, lucide, l’habitude aidant, sur la mauvaise réputation qui lui est faite depuis que l’homme a découvert sa non-éternité, mais dotée d’un sens du commerce métaphysique et d’un art accompli de « vanter sa marchandise, son savoir-faire, sa pharmacie ». Elle nourrit une vraie affection pour ce potentiel client qui lui rappelle la disparition brutale, dans des conditions identiques, du compositeur et chanteur Michel Berger avec qui Jean-Paul Enthoven avait entretenu une étroite relation d’amitié. Elle le papouille, donc, l’apaise et finit par lui proposer la botte. Qu’il fasse le choix de la suivre, lui affirme-t-elle, et il ne s’en plaindra pas. Un écrivain allemand du siècle dernier, avec lequel elle s’entretenait encore récemment, lui a assuré qu’aucun défunt, si on frappait à son tombeau, n’avait la moindre envie de ressusciter. A Jean-Paul de lui donner son blanc-seing.

Cette conversation entretenue sous double dose de morphine aurait tout pour paraître abracadabrantesque. Il n’en est rien. C’est même, renouvelée un peu plus loin, l’un des plus forts et troublants passages du récit de cette expérience extrême – le cœur du patient s’est arrêté 155 minutes ! – que la victime, dûment réparée à coups de cisaille dans le thorax et de rustine de porc, qualifie elle-même en guise d’avertissement de « véridique, drôlatique et fantasmagorique ».

Couverture Les raisons du coeur

Dans la chambre d’à côté, un acteur célèbre fait tourner en bourrique le personnel et dispute le caractère drôlatique de la situation avec les envolées quasi lyriques du « grand ponte » qui opère Enthoven, rassuré de découvrir que ce patient qui lui était inconnu – il ne charcute que les stars – se trouve être un écrivain. « Vous pourriez me faire rencontrer Amélie Nothomb ? » lui demande-t-il en substance en piétinant allègrement l’ego du subclaquant lequel n’en est plus à ça près, quoique.

Sur cette tragicomédie sans suspense – on sait que le narrateur s’en sort à la fin – se greffe un autre sujet, vraiment central, qui ronronnait comme un gros chat entre les lignes depuis les premières pages. Certaines affections cardiaques, « rares mais bien réelles », seraient directement liées aux peines de cœur. Le phénomène porte un nom japonais : le tako-tsubo. Traduire : cœur brisé. Oui le muscle cardiaque a son petit quant-à-soi de porcelaine et peut ne pas résister à une émotion trop violente. Rupture, décès d’un proche, brutale mise au chômage… Il est tout à fait capable d’envoyer un message au cerveau : « arrêtez le monde, je descends. »

Or chez Enthoven, le cœur, malgré son aorte en capilotade, « ventrue, pansue, une gorge de pélican », a précisément été récemment malmené. Son fils aîné n’y est pas allé de main morte avec lui dans un livre à clés. Et comme le tout Paris en connaissait les serrures, cette « sérieuse contrariété », le papa n’en doute pas, a joué son rôle d’accélérateur de particules destructrices. De bombe à fragmentation.

Si l’on fait exception de la Camarde repartie bredouille, Enthoven ne se sera pas retrouvé seul pour traverser cette aventure. Il y a du monde au portillon de l’au-delà. Les uns venus de l’autre côté du ciel, les autres fermement arrimés au plancher des vaches. Côté limbes, sa maman, Françoise Sagan, Michel Berger… Plus près de nous, Archibald, son ami et partenaire au tennis qui lui décocha la balle fatale, Bernard LesVies, toujours entre deux missions pour tenter de remettre le monde en ordre, Vita, sa sublime épouse, qui fait tourner la tête du chirurgien, Violante, avec un V comme vénéneuse, et même Marcel Proust. Ce dernier a même droit à un traitement de faveur iconographique. Il apparait jouant de sa raquette comme une mandoline. Tous, traités à égalité d’humour et de tendresse, font rempart à la malédiction.

Oui ce livre est différent, totalement hors cadre. Il est une assez juste approche du recul que nous serions amenés à avoir un jour ou l’autre sur nos propres vies. Et du pardon que nous que nous serions humblement prêts à nous accorder, autant qu’à ceux qui nous entourent, dans ces conditions inattendues.

Le Thomas Pesquet des limbes, capable de faire exploser nos plafonds de verre, existe. Il s’appelle Jean-Paul Enthoven.

 « Les raisons du cœur », de Jean-Paul Enthoven, éd. Grasset, 200 pages, 19 €

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