Loin des clichés touristiques usés jusqu’à la trame, c’est une Venise murmurante et intime, transfigurée par une flânerie du tout-venant, que nous proposent, dans un album de photographies, Martine et Philippe Delerm. Avec eux, la beauté est dans le détail.
Les pages ne sont pas numérotées dans cet ouvrage qui est un livre d’images. Parfois elles se succèdent par salves sans commentaire, d’autres fois certaines sont accompagnées d’un texte. Mais elles ne sont pas comptées. En matière de beauté comme en amour, on ne compte pas.

« fragments vénitiens », signé de Martine et Philippe Delerm, porte aussi un titre sans majuscules. Les majuscules s’accordent mal aux fragments. Sous l’objectif de Martine, sous la plume de Philippe, il n’est question ici que de cueillette, d’ombres portées, de reflets, de fêlures, de petits riens, d’écaillement de salpêtre, de déchirures, de pierre blessée, de volets clos…

C’est la proximité de l’effacement, le parcours non fléché du hasard au fil duquel ce qui n’a plus d’importance aux yeux de personne tient sa revanche au premier trait de soleil. Alors, c’est comme si ces murs, ces balcons, ces rideaux, ce linge mis à sécher ou le cuivre patiné des sonnettes nous parlaient à l’oreille dans un gémissement alangui. “fragments vénitiens” est un album en 3D : les yeux, le toucher, le bruit si prégnant du temps.

En tourner les pages, c’est pousser les portes des monde secrets qui nous entourent et nous observent. Venise y fait souvent semblant de ne plus croire en elle, retranchée hors de portée de l’ogre du tourisme, dans les interstices du silence. Et tout cela fabrique un opéra de l’intime badigeonné d’ocre et de lumière.
«fragments vénitiens », de Martine et Philippe Delerm, éd. Le Seuil, 29€