FRERES D’AME

Parfois, la rentrée littéraire héberge sous son toit une variation sur un même thème. Comme si dans le miroir toujours brisé puis reconstitué de la création littéraire, il se produisait un effet d’aimantation chez les écrivains. Cet automne réunit ainsi trois récits à la fois délicats et puissants sur une fraternité déchirée par la mort.

Sans rien abdiquer, le premier, de son inextinguible colère, le deuxième, de son saisissement halluciné, le troisième de son désarroi mâtiné d’humour, chaque auteur trempe sa plume dans une encre veloutée, celle-là même faite pour tracer sur le papier les contours d’une éternité d’amour.

Cueillette, l’intitulé de cette rubrique, était fait pour les accueillir. En voici pour chacun un extrait.

FREBOURG SABRE AU CLAIR

« D’ailleurs, dès le lundi, la directrice du CHU avait annoncé à la presse que mon frère était décédé « brutalement » -une complication aiguë au cours d’une maladie récemment déclarée. Mon frère n’était pas mort d’une complication de sa maladie mais d’un accident iatrogène, c’est-à-dire d’une faute liée aux soins. Le poison était dans le fruit. La direction du CHU sous-entendait qu’il était malade, mort d’une crise cardiaque peut-être, des suites d’un cancer. Brouiller, embrouiller, détourner. »

Editeur et écrivain (« Où vont les fils ? », « Un si beau siècle : la poésie contre les écrans »…), Olivier Frébourg évoque la mort de son frère, « héros classique mort d’une tragédie moderne ». Professeur de médecine, généticien au CHU Charles Nicolle de Rouen, personnage « solaire et passionné », Thierry Frébourg est décédé d’une erreur médicale le 13 mars 2021 dans ce même hôpital dont il avait été « l’un des forgerons en blouse blanche (à avoir) participé à son rayonnement ». Cette invraisemblable et dramatique bourde a été maladroitement mais obstinément dissimulée sous un mensonge partagé par toutes les strates de la hiérarchie.

Olivier Frébourg. Photo Nicolas Cornet.

Ce texte tempêtueux qui convoque Céline, Hugo ou Zola, raconte le parcours d’un personnage pétri d’humanité, carburant à l’espoir, à l’empathie, nourri de lumière, de sourire et de fidélité à ses patients. Mais il charge aussi sabre au clair, en taillant implacablement dans ses failles, le délabrement tous azimuts qui caractérise aujourd’hui à ses yeux l’hôpital public, « notre maison commune ».

« Frère unique » de Olivier Frébourg, éd. Mercure de France, 201 pages, 19,80€

JARDIN ET LES FLEURS DU MAL

« Je dois avoir vingt-cinq ans, lui vingt-huit. Nous dînons d’un sandwich au pied de la statue de la Liberté française, sur une île de la Seine. Je ne comprends toujours pas qu’un être aussi gonflé de talents continue à errer au bord de l’inexistence artistique.

-Emmanuel, tu es en train de rater ta vie.

-C’est exact.

-Tu es un créateur important et tu passes à côté de ton œuvre.

-C’est affreusement vrai.

-Ca me désespère. Maintenant un roman fort ou un film éclatant doit sortir. Finis un livre.

-Oh mon frère…

Il me serre dans ses bras si tendrement et me murmure ces mots fous :

-Je ne suis pas né.

-Qu’est-ce que tu veux dire ?

-Toi, tu es né, pas moi. Je ne suis pas de ce monde. Je l’ai compris au Bec-Hellouin, parmi les moines.

-Tu veux devenir moine ?

-Non, je ne suis pas né. Je suis au bord de la vie, pas dedans.

-Cet aveu d’insubstance me laisse sans voix, tant il me paraît dense de vie.

-Je ne te comprends pas.

-Parce que tu es né.

-Pourquoi fais-tu n’importe quoi ?

-Ma liberté me ronge et me tue. »

De gauche à droite Emmanuel et Alexandre

Auteur de vingt romans, parmi lesquels les deux premiers, « Bille en tête » (1986) et « Le Zèbre (1988), respectivement couronnés du Prix du Premier Roman et du Prix Femina, mais aussi d’essais et de récits autobiographiques (« Des gens très bien » en 2011), auquel ce nouveau livre pourrait appartenir, Alexandre Jardin, fondateur de l’association ‘Lire et faire lire’, aura attendu trente ans pour révéler le suicide de son demi-frère, Emmanuel, pilonné dans son enfance par le cynisme odieux de sa mère. Poète, sosie ou presque de Warren Beatty, imprévisible en tout, « tourneboulé dans la boue de ses frustrations », romantique incandescent, capable de ressacs ravageurs – cette lettre de rupture définitive adressée à l’auteur – embarqué à tombeau ouvert sur les routes et, cela va de soi, profondément inadapté aux contingences du quotidien, Emmanuel s’est tiré une balle dans la bouche dans le 11 octobre 1993 tandis qu’Alexandre se trouvait sur une plage à l’autre bout du monde. « Frères » est un récit comme seul un Jardin peut en écrire, entre épisodes parfois hallucinants (sur la tombe de Chateaubriand), farces hénaurmes, éclats de rire montés au ciel et rechutes d’incompréhension. Jusqu’à la paix finale, débarbouillée du chaos de l’obscur, régénérée en ses brûlures.

« Frères » de Alexandre Jardin, éd. Albin Michel, 163 pages, 19,90€

FOURNIER EN COMMUNION

« Quand on lui demandait ce qu’il faisait dans la vie, Yves-Marie répondait : je suis ingénieur.

Il n’ajoutait pas, comme les frères Jacques dans leur chanson « La Marie-Joseph : « Je suis ingénieur, laissez-moi commander… »

Son désir profond n’était pas de commander, mais de comprendre, tout comprendre, comprendre le monde. Comme l’écrivait le philosophe Spinoza : « Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre. »

Yves aimait rire, il avait un goût particulier pour les jeux de mots ringards. A son petit-fils Clément qui cherchait dans la cuisine où était une sauce, il avait dit : « Regarde dans le frigidaire, là où les sauc’issons… »

Il voulait avant tout savoir ce qu’il y avait à l’intérieur des boîtes fermées.

Un jour il a ouvert un disque dur qui fonctionnait pour savoir ce qu’il y avait dedans. Son fils Denis se souvient qu’au moment de le refermer il a éternué dedans, ça n’a pas empêché le disque de fonctionner quelques années encore. »

Jean-Louis Fournier. DR.

Jean-Louis Fournier a bien dégusté dans la vie. Des tartes surtout. Il a résisté par l’humour. L’auteur de « Où on va papa ? », lettre d’amour à ses deux petits garçons handicapés, de « La Servante du Seigneur », l’histoire de sa fille partie sans reconnaissance s’enfermer dans une secte ou encore, l’année dernière, de « Veuf cherche femme immortelle », hommage espiègle à son épouse Sylvie partie dans les étoiles, rend cette fois hommage à son frère cadet, Yves-Marie, disparu à 83 ans.

Jean-Louis, Yves-Marie: treize mois d’écart et un océan de différences entre eux. Jean-Louis, hâbleur, remuant, pas très passionné par l’école ; Yves-Marie, timide, avec des « facilités », mais peu causant ni du genre à courir le jupon. Il n’a jamais dit « maman » se souvient Fournier. Quand on lui demandait comment il appelait sa mère, Yves-Marie répondait « je ne l’appelle pas ». Ce récit est une sorte de conversation céleste sur leur complicité d’enfants. Mais entre « celui qui parle et celui qui pense » il en est un donc un, forcément, qui parle plus que l’autre. Comme toujours chez Fournier, tout cela est merveilleusement intelligent et, particulièrement ici, tendrissimement pagnolesque.

« Mon petit frère », de Jean-Louis Fournier, éd. Philippe Rey, 217 pages, 18€

0 commentaire
1 like
Article précédent : ICONOCLASTES GONCOURT!Article suivant : Pour les fêtes, partons à l’aventure

Publier un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Derniers Articles
Les articles les plus populaires
Archives