Le Magnificat d’Appelfeld

Prix Médicis étranger en 2014 pour ‘Histoire d’une vie’, Aharon Appelfeld (1932-2018) repose sur les hauteurs de Jérusalem dans le carré des « êtres précieux ». Aux yeux de Jean-Michel Ulmann, ‘Stupeur’, son ultime roman, suffirait à montrer combien sa lumineuse humanité illustre ce titre.

« Jésus était juif. Tout ce qui est juif s’incarne en Lui. La mort des Juifs est une blessure sur son corps blessé. » Celle qui porte ces paroles est une jeune femme Roumaine, paysanne de 27 ans nommée Iréna. Nous sommes en 1941, Bucovine, son village, est occupé par les Allemands avec lesquels les habitants collaborent volontiers.  Maltraitée, violée, insultée par sa brute de mari, elle vient d’assister à la persécution de ses voisins, les Katz, épiciers juifs, victimes résignées d’ Illitch, gendarme zèlé et empressé d’obéir à l’occupant. Iréna éprouve de la pitié pour cette famille qu’elle tente de sauver. Cette compassion, vécue dans sa chair de femme martyrisée, va se convertir en fuite, pour sauver sa peau mais surtout, révoltée, pour sauver ce qui reste d’humanité chez ses compatriotes chrétiens. Ainsi prend-t-elle la route pour une croisade éphémère. Cette Jeanne d’Arc des temps modernes trouve les mots pour alerter les consciences d’une population soumise et lâche. C’est d’auberge en auberge qu’ elle porte son message messianique. Les hommes l’insultent mais les femmes l’écoutent, l’accueillent, la protègent.  Iréna poursuit son chemin le long de la rivière et chaque étape est une station de plus de sa Passion.

Aharon Appelfeld. Photo Patrice Normand
Aharon Appelfeld. Photo Patrice Normand

Que l’on ne s’y trompe pas. Ce roman n’est pas un bréviaire angélique confit dans les béatitudes. Si Aharon Appelfeld frôle parfois le  fantastique, c’est pour montrer combien la réalité peut être inouïe, stupéfiante. Le monde d’Iréna est ancré dans la tourbe et c’est de glaise qu’elle pétrit ses proclamations prophétiques. Jamais grandiloquent ou sentencieux, Appelfeld raconte la mission d’Irena avec une simplicité et un naturel qui met les corps à nu et les nerfs à vif. Face au massacre, ce conte impose le sacré.

Poète et romancier israélien, Aharon Appelfeld (1932-2018) appartenait à cette génération dont l’enfance fracassée par la Shoah a, miraculeusement, produit une œuvre indestructible, intime et universelle. Né en Roumanie à Czernowitz -ironie de l’histoire, aujourd’hui en Ukraine –  il a 8 ans quand, sous l’occupation allemande, sa mère est assassinée par les nazis. L’orphelin connaît le ghetto puis la déportation. En 1942, il parvient à s’évader, se cache dans les forêts ukrainiennes. En 1946, Aharon arrive en Palestine.

Toute son œuvre témoigne de cette tragédie et en porte les stigmates. Stupeur en est l’épiphanie lumineuse. Au crépuscule de sa vie, à 86 ans, Appelfeld a osé ranimer une fragile flamme d’espérance. Ni résigné, ni fataliste, avec une simplicité juvénile qui coule de ses souffrances, il s’est permis un coup de grâce.

Fidèlement traduit par Valérie Zenatti, ce roman appartient à ces rares lectures qui vous retournent. Voilà une lecture dont on n’en revient pas mais où l’on retournera sans cesse dans l’espoir de guérir. Stupeur est un Magnificat.

Jean-Michel Ulmann

Stupeur. Aharon Appelfeld, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti. Ed. de l’Olivier, 252 pages, 22€

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