On trinque à Raymond Carver

Les éditions de l’Olivier publient « Les vitamines du bonheur », de ce champion de la nouvelle que fut l’écrivain américain Raymond Carver. Bienvenue dans une atmosphère à couper au couteau.

Lire ou relire Raymond Carver, ce nouvelliste américain qui disparut à l’âge de 50 ans d’un cancer du poumon alors qu’il venait tout juste de se remarier, et dont l’univers constitue la matière des « Short Cuts » de Robert Altman, Lion d’or à la Mostra de Venise en 1993, provoque toujours ce même et curieux effet vaguement hypnotisant. Essayons d’en décrire les paliers. Ouvrons l’un de ses livres au début de n’importe laquelle de ses nouvelles. Comme la souris verte de la comptine, nous voilà dès la première ligne, je ne dis pas phrase je dis ligne, plongés dans l’eau, plongés dans l’huile des personnages et des situations qu’ils traversent. Nous sommes en plein cœur de l’image, tantôt assis dans le canapé d’un salon à crédit, dans un bar ripoliné de jazz, dans on ne sait quel motel des quatre saisons de la fuite, ou dans une bagnole qui ne rutile plus guère. Ils sont à quelques centimètres de nous, nous pourrions presque capter le grain de leur voix, décrire leurs gestes, leur façon de se déplacer, de tirer sur leur cigarette, de reprendre un verre d’alcool fort.

Mais s’ils sont proches de nous à les toucher, ils sont flous, comme dans les anciens cinémas lorsqu’il fallait encore régler la focale du projecteur. J’ai ce genre de souvenir il me semble quoique je ne pense plus grand-chose de la fiabilité des souvenirs. Je vais peut-être recevoir des lettres agacées. « Vous racontez n’importe quoi mon pauvre, je me désabonne de votre site à la mords-moi-le nœud ! » Vous voyez, c’est le deuxième effet Carver.

Le troisième est de toute façon très cinématographique. On s’ambiance grave, chez Carver. Il y a des types louches, patibulaires mais presque, qui vous cherchent des noises, des femmes qui marchent en funambules sur les fils usés de leurs rêves et peuvent basculer de nouveau pour un baiser bien tourné. Carver descend en rappel dans une succession de miroirs plus ou moins rayés et c’est ça qui est envoûtant : la capacité qu’avait ce type, qui préférait faire court parce qu’il avait un boulot à côté, à dessiner des bribes de trajectoires brèves cueillies en leur milieu ou vers leur fin, en pleine course d’étoile morte ou pas loin de s’éteindre. Le tout avec un détachement inversement proportionnel à la proximité évoquée un peu plus haut.

Raymond Carver
Raymond Carver (c) Marion Ettlinger

Mais que sont ces « Vitamines du bonheur » qui fournissent leur titre à l’ensemble de l’ouvrage ? Oulala ! Le bonheur dans cette affaire, et ça ne devrait surprendre personne, est aux abonnés absents. Nous sommes au lendemain de la guerre du Vietnam. Le narrateur, dont on ne connaîtra pas le nom, bosse de nuit dans un hôpital. « Un travail minable ». Sa femme, Patti, s’est suffisamment bien débrouillée pour être nommée chef d’une équipe de vente à domicile de « vitamines du bonheur ». Sauf que tout périclite. Toutes les démarcheuses ne s’appellent pas Patti et, surtout, le produit n’intéresse plus guère la clientèle. L’économie américaine n’est pas au mieux. Beaucoup rêvent d’aller s’installer à Portland qui semble un Eldorado possible. Sur le plan des sentiments, c’est aussi le bazar pour tout le monde. Sheila, de l’équipe de Patti, voulait déclarer son amour à sa patronne. Sans succès, elle s’est tirée. Le narrateur flirte avec Donna. Dans un bar – on écluse beaucoup chez Carver, comme lui-même picola comme un  trou dans la vraie vie – un black, qui rentre du Vietnam, une oreille coupée à l’ennemi en guise de trophée dans son portefeuille, propose à Donna de la payer pour qu’ils aillent faire leur petite affaire sur le parking… Atmosphère.

Voilà tout l’univers de Raymond Carver, habité par des âmes modestes dont les ambitions, car elles en ont eu, se sont crashées dans les terrains vagues de l’existence. Son art consiste à se glisser dans les failles, se faufiler dans les interstices, nager entre deux eaux. La fêlure est son matériau de récit. Lui-même fut une fêlure sur pattes. Je crois que c’est Michel Audiard qui disait : heureux les fêlés parce qu’ils laissent passer la lumière. Carver, lui, laisse entrer, comme une ombre mouvante, une nature humaine qui passe son temps à compter ses abattis. 

« Les vitamines du bonheur », de Raymond Carver, éd. De l’Olivier, 249 pages, 10,90 € (Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Simone Hilling).

On salue leur renaissance 

« Le dernier hiver du Cid », de Jérôme Garcin, éd. Folio, 198 pages, 7,50€

« J’ai oublié », de Bulle Ogier, avec Anne Diatkine, éd. Points, 215 pages, 6,60€

« La mère morte », de Blandine de Caunes, éd. Le Livre de Poche, 264 pages, 7,40€

« Désir », de Philippe Sollers, éd. Folio, 160 pages, 6,90€

« Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes », de Gilles Jacob, éd. L’Abeille/Plon, 856 pages, 13€

« Les quatre coins du cœur », de Françoise Sagan, éd Pocket, 158 pages, 6,50 €

« Formation », de Pierre Guyotat, éd. Folio, 219 pages, 7,50 €

« La sacrifiée du Vercors », de François Médéline », éd 10/18, 195 pages, 14,90 €

« Le Postier », de Charles Bukowski, éd. 10/18, 230 pages, 7,50 €

« Spleen en Corrèze », de Denis Tillinac, éd. La Petite Vermillon, 153 pages, 6,40 €

1 commentaire
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Commentaire

  • Evelyne Bichet

    23 juin 2021 at 19h54
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    Merci Pierre pour cette belle analyse des vitamines du bonheur, que j'ai adoré...et pour le plaisir de te lire avec ta belle plume enjouée..

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