Leur rendre leur dignité

Les années 70, leur atmosphère, leur monde ouvrier, les rêves étouffés et les amours malmenés dans le labeur. Deux auteurs rendent hommage à l’étroite condition sociale dont ils sont issus.

DE NOTRE MONDE EMPORTE

Le premier, Christian Astolfi, 63 ans, originaire de Toulon et qui vit aujourd’hui à Marseille, raconte dans son quatrième roman, « De notre monde emporté », au prisme de son personnage qui n’est cependant pas son reflet autobiographique, une trajectoire qui s’ouvre au début des années 70 aux Chantiers navals de la Seyne-sur-mer. Les combats menés entre camarades – au plein sens du mot – Mangefer, Cochise, Barbe, Filoche… – lorsque la fermeture s’annonce. Puis « la mine des défaites », la dissolution des savoir-faire, l’éparpillement des uns et des autres, le tout rongé par les ravages de l’amiante (que l’état promit guillerettement d’éradiquer en cinq ans), ajoutée à toutes les substances chimiques respirées. L’amiante… « Nous tombions sous son assaut comme sur un champ de bataille ». Eclairé par un peu d’amour – celui de Louise – mais creusé encore par l’ombre de la mort du père, atteint d’un fulgurant Parkinson, « De notre monde emporté » est un immense et un puissant hommage au monde ouvrier. Notons que cet ouvrage est publié dans un nouvelle maison d’édition, sise à Marseille, créée et dirigée par Marie-Pierre Gracedieu. Souhaitons-lui avec ferveur un très bel avenir.

Détail de la couverture de "De notre monde emporté"

« Dignité. Je me surprends à murmurer le mot. Me reviennent ceux de mon père, un dimanche, sur le port où nous allons en promenade. Il est entouré de camarades de travail que l’on vient de croiser. Ils évoquent un conflit social dont j’ai égaré l’origine dans ma mémoire. Je me tiens à côté de lui, silencieux. Je suis dans cette ferveur de l’adolescence qui s’autorise bien des prises de parole intempestives. Lui seul me plie à cette règle de ne parler – en sa présence -qu’à mon tour et à bon escient. (…) Tout à coup une phrase que mon père vient de prononcer me sort de ma rêverie. La dignité c’est la seule chose qu’on ne doit jamais leur céder. J’observe le visage se ses interlocuteurs. Ils ressemblent à ceux d’élèves que le maître fascine. Quelque chose vibre en moi qui a l’accent de leur admiration. Un peu plus tard, mon père salue ses camarades, et nous reprenons notre marche. Me reste sa parole, le silence qui la grave. »

« De notre monde emporté », de Christian Astolfi, éd. le bruit du monde, 183 pages, 19€

FILS DE PROLETAIRE

Le second, Philippe Herbet, 58 ans, est né en Belgique, l’œil gauche fermé. Il y a vu plus tard, sans mauvais jeu de mots, un clin d’œil à sa vocation de photographe. Son père était mécanicien dans une usine métallurgique. Sa mère couturière. Et l’oncle au physique d’Elvis. Il a étudié la photographie à l’Ecole supérieure des Arts Saint-Luc à Liège et voyagé en Orient cueillir les visages d’un autre monde qui n’était jamais si loin du sien. « Fils de prolétaire » est son premier récit autobiographique depuis les confins dépassés de l’enfance jusqu’à cette nécessité, au fil du temps, de prendre le large, de se défiler, de « fuir leurs pauvres existences qui se délient, se replient ». Mais ce fut pour constater qu’il a physiquement hérité de l’un et de l’autre, d’une ressemblance dont il ne pourra jamais se défaire. Ce texte de moins de 80 pages est d’une force tranchante, portrait poignant de ceux à qui le destin n’a jamais délivré le moindre passeport pour des rêves qu’ils jugèrent plus grand qu’eux.

Détail de la couverture de "Fils de prolétaire"

« C’est au collège que je découvre que je suis fils de prolétaires, cette épithète savante et peu flatteuse me met mal à l’aise. Me voilà classé en bas de l’échelle sociale. Plus bas encore, il y a ces Chiens perdus sans collier dont parle Gilbert Cesbron, une des lectures inscrites au programme.Je me sens bien quand je lis ou marche seul dans les rues aux heures creuses de l’après-midi, le monde relâche sa tension. Je respire, happe un peu de cet oxygène qui me manque le reste du temps. Une professeure de français, une demoiselle bossue dont tout le monde se moque ouvertement, m’ouvre l’océan de la littérature. Je m’identifie à Silbermann, au Sagouin et au Grand Meaulnes. »

« Fils de prolétaire », de Philippe Herbet, éd. Arléa, coll. La rencontre, 79 pages, 15€

3 commentaire
5 likes
Article précédent : Vous irez loin avec ellesArticle suivant : Alizé l’emporte sur toute la ligne

Commentaire

  • ASTOLFI

    4 juillet 2022 at 15h08
    Reply

    Bonjour Pierre, Merci pour cette recension de De notre monde emporté. Une précision : il n'est pas autobiographique (pas dans le contexte décrit dans le […] En savoir plusBonjour Pierre, Merci pour cette recension de De notre monde emporté. Une précision : il n'est pas autobiographique (pas dans le contexte décrit dans le roman). Au plaisir de vous lire sur ce blog. Amicalement Read Less

    • Pierre Vavasseur
      to ASTOLFI

      4 juillet 2022 at 15h39
      Reply

      Bonjour Christian, oups, j'avais cru! C'est corrigé! Bravo pour ce beau livre, à bientôt sur un salon, Pierre, prolétairement distrait

    • ASTOLFI
      to Pierre Vavasseur

      5 juillet 2022 at 15h57
      Reply

      Avec plaisir !

Publier un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Derniers Articles
Les articles les plus populaires
Archives