Un voile en lambeaux

Sur la base du carnet de novice qu’avait tenu sa mère entre 1941 et 1950, « Sous le voile » décrit la terrible condition, et pas seulement à cause des années de guerre, des jeunes religieuses de la Congrégation de Notre-Dame de Sion. Un uppercut qui nous cueille corps et âme.

« Mes prières sont mécaniques, je me réfugie dans le « par cœur » pour arrêter le moulin. (…) Quelque chose en moi refuse d’avoir tant souffert et tout donné pour rien. Neuf années d’immenses efforts, de renoncements, de luttes, de sacrifices pour rien. » A l’approche de l’année 1950, au moment de la Toussaint, Sœur Jeanne-Marie, pensionnaire de la congrégation de Notre-Dame de Sion qui répond à un double mantra – Obéissance et pauvreté » – est rattrapée par un doute qui la ronge peu à peu physiquement. “Il y a des tempéraments qui ne sont pas faits pour la communauté” reconnaît d’abord sobrement un religieux qui daigne l’écouter. Mais il est clair qu’il y a péril en la demeure et la Mère Générale l’envoie suivre une retraite de quatre jours au couvent de la Solitude de Grandbourg, à Evry, en Essonne. Un repos? Non, une punition. Dans cette communauté de sœurs, la Règle est encore plus contraignante. Cet exercice de solitude et de silence absolu est destiné à soigner ce qui s’apparente à de l’orgueil. Car c’est ce que lui reprochent les mères (et les pères) de la communauté, embarrassée de compter en son sein cet « élément perturbateur ». « L’orgueil, mon plus grand crime, incorrigible et irréparable ». Orgueilleuse, Sœur Jeanne-Marie, redevenue Jeanne Delalande quand elle aura rendu l’habit ? C’est une question de point de vue. « Je m’en sens tellement dépouillée, soupire-t-elle, à force d’humiliation. » Et « d’élaborer puérilement des plans de fuite ».

Jeanne finit brisée, prostrée en son propre désespoir. Elle tombe de l’arbre comme un fruit abimé, couverte de psoriasis et l’âme en lambeaux. Tandis que ses rares repères de consolation – un ou deux visages guère mieux lotis qu’elle – volent momentanément en éclats, la voici accueillie en qualité de demoiselle professeur dans la Maison de Sion d’Anvers, en Suisse, au bord du lac de Genève.

Illustration Sous le voile

Là, une opération sauvetage de dernier espoir, conduite, tant pour le corps que pour l’esprit, par un neuropsychiatre, est engagée. Mais c’est une blessure béante qu’il faut réparer. De leur côté, les parents ne veulent rien savoir. Ils renient leur fille mais pas…sa dot qu’ils espèrent bien récupérer.

Ce roman est inspiré du carnet de novice que tenait la mère de l’auteure sur une période de sa vie qu’elle n’avait jamais évoquée. D’où cette première partie rédigée à la première personne, sous la forme, aux accents plus naturels que jamais, d’une femme qui livre ses souvenirs à un interlocuteur, avec ses hésitations, ses creux de mémoire ou ses refus d’en dire trop. La seconde retrouve sa vocation – sans jeu de mot – de roman.

Hélène Lenoir, romancière et nouvelliste, qui vit, écrit et enseigne aujourd’hui en Allemagne, signe ici un terrible et captivant portrait, nourri d’archives qu’elle a pu consulter avec l’aide de religieuses, d’une condition archi-brutale dans laquelle étaient plongées du jour au lendemain les novices de cette congrégation. Courrier systématiquement lu, baisses de régime épiées aux rayons X, soumission au froid en hiver et à la plus extrême sévérité en toute saison. Les choses, nous dit l’auteure en fin d’ouvrage, changeront heureusement au début des années soixante, fruit des réformes du Concile Vatican II.

N’empêche. Choc absolu que ce voile déchiré et déchirant.

« Sous le voile », de Hélène Lenoir, éd. Grasset, 215 pages, 19€

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