Verres en prose (2/3)

Cette rentrée dite « d’hiver » ne pouvait s’achever sans qu’on ait trinqué aux livres forts en degrés de trois auteurs aux univers et aux styles radicalement différents. Après Jean-Marie Gourio et son “2 grammes 40” et avant Daniel Picouly pour “Les larmes du vin”, voici Jean-Pierre Ancèle, talentueux nouveau-venu qui tient son rang (de vigne). A lamper sans modération.

« Toute cette grisaille, cette pluie, et la boue – d’accord, ça ne » donne pas très envie, mais pour eux, ici c’est comme une marinade. On ne doit pas changer de marmite. »

Non, décidément, Madoval, le patron du Cran d’Arrêt, un bar qui vertèbre la petite cour des miracles du village adossé à un bois bien utile pour vidanger les libidos et qui le couvrirait presque de son ombre, ne lâchera pas, et d’abord pour son équipage de matelots rudoyés par la vie, la barre de son embarcation. La pluie et la boue ont beau, l’une descendre du ciel et l’autre monter de la terre, poussant la population à l’exil (visionnaire et symbolique relation à l’actualité), il est plus du genre à s’enfouir qu’à s’enfuir. Mais pour Mésange, sa fille, le mieux est tout de même qu’elle s’envole ailleurs.

Voici donc le dernier né des nouvelles éditions Phébus qui semblent avoir pris le parti d’imprimer leur différence par la singularité des personnages et de leurs univers en toile de fond. Ceux du « Cran d’Arrêt », librement détourné du nom d’un caboulot baptisé « Le Signal d’Arrêt » où l’auteur avoue être souvent passé devant sans jamais y entrer, valent leur pesant de tournées. Peu importent où ils crèchent, c’est ici qu’ils habitent, en vedettes d’eux-mêmes, du lever de rideau jusqu’au soir. Ils ont des noms pas pareils qu’ailleurs, Synxter, garagiste, Comdinitch, raconteur d’histoires qui cite Nietzsche à tout bout de champ (« Comme dit Nietzsche »), ou des surnoms qui les résument d’un trait de caractère ou physique :  Failagueule, en fauteuil roulant, ou Tremblote, accroché à sa paille. On y double aussi des bagnoles pas possibles. Celle du toubib, un nez de cochon 1953, D4, cinq paliers Indenor, mille huit cent seize centimètres cubes, porte arrière à deux battants, banquettes en cœur de palissandre et on en passe. Celle du garagiste : une torpédo Delahaye mille neuf cent vingt-cinq, banquette en cuir noir. Un bibelot, employé comme tel.

Sorties de tôle ou non, toutes ces gueules d’atmosphère hautes-en-couleur sous couverture en noir et blanc – superbe photo de Robert Doisneau – leurs délires et leurs libations, sont resculptées au chalumeau de la tendresse par un écrivain-métallo qui forge ses phrases, ses formules, semble penser à leur place en redorant leurs mots, excuse leurs aigreurs, berce leur grand cinéma intime. Ajoutons-y une histoire de main coupée, de femme, qui tient boutique d’un certain suspense et cherche, en sous-main, à nous dire quelque chose.

« Le style, c’est le mot qu’on n’attend pas » affirmait Céline. « Au rendez-vous des Pas-Pareils », œuvre d’un inconnu du sérail, ex-enseignant de littérature anglaise, n’est pas loin de ce viatique. Il mériterait, calé entre la carafe publicitaire d’anisette et le vieux miroir à mémoire, de figurer sur l’étagère de toutes ces précieuses escales remplies de mots et de fulgurances qui apaisent les solitudes et maintiennent debout ceux que le temps n’attend plus.  

« Au rendez-vous des Pas-Pareils », de Jean-Pierre Ancèle, éd. Phébus, 212 pages, 18,50€

A SUIVRE : « Les larmes du vin », de Daniel Picouly, éd. Albin Michel, 314 pages, 19,90€

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