A LA PROUE DE LA PLANETE

Dernier refuge d’aventuriers sans scrupules et d’Indiens pourchassés, la Patagonie a accueilli le dernier périple avant confinement de deux écrivains-voyageurs.

On les avait suivis au Tibet sur les traces d’Alexandra David-Néel, revoici Christian Garcin et Éric Faye en Amérique du Sud pour découvrir la Patagonie. Ils ont atterri à Buenos Aires par amour pour Jorge Luis Borges qu’ils ont poursuivi à travers la ville, sans jamais le retrouver vraiment. Le centre culturel à son nom est une coquille vide, la plaque sur sa maison a disparu. Garcin raconte qu’il a « toujours eu le goût un peu fétichiste des lieux de vie et de mort des écrivains et artistes » (on sait que c’est lui qui écrit car il précise « Je lui ai consacré un livre entier » mais il est en général impossible de distinguer lequel des deux auteurs s’exprime). Mais l’Argentin se dérobe et, en désespoir de cause, nos deux voyageurs se rendent à la Fondation Borges qui se révèle fermée pour travaux. En conclusion de ce « journal d’échecs », nous apprenons qu’à la fin du voyage, avant de reprendre l’avion, la fondation était toujours fermée et que, comme la maison de naissance de l’écrivain, sa maison d’enfance « aux grilles en fer de lance » a disparu. Qu’importe, les voyageurs ont pu respirer l’air de la Bombonera, le stade des Boca Juniors. C’est aussi cela, Buenos Aires.

Eric Faye et Christian Garcin
Eric Faye (à gauche) et Christian Garcin. Photo Ferrante Ferranti

 

Il y a également, en Argentine et au Chili, une piste menant à Butch Cassidy, Sundance Kid et Etta Place. On peut les appeler aussi Robert Leroy Parker, Harry Longabauh et … et qui, au fait ? Ethel, Etha, Eva ? Place est un pseudonyme et le véritable nom de famille de la compagne du Kid reste un mystère. Il est possible que Borges enfant les ait croisés dans les rues de Buenos Aires. Il est aussi possible que Butch Cassidy et le Kid soient morts le 4 novembre 1908 en Bolivie, mais rien n’est moins sûr et Garcin et Faye n’iront pas vérifier sur place. Il leur suffit d’avoir vu, sur la Ruta 40 argentine, l’estancia La Leona qui s’énorgueillit d’avoir reçu les deux hommes, ce qui « présente l’avantage non négligeable de faire marcher le commerce ».

Un détour par Montevideo la mélancolique mène les voyageurs sur les traces des écrivains Horacio Quiroga, Felisberto Hernández et Juan Carlos Onetti. « Il fut un temps où l’Uruguay était une pouponnière de grandes plumes : Lautréamont, Jules Supervielle et Jules Laforgue […] En 1930, à bord du Highland Hope […] un certain Henri Calet fait son entrée dans le port de Montevideo. […] Comme la Patagonie, l’Uruguay a bien été une terre de fuite, et pas seulement pour des anarchistes et autres révolutionnaires. » Le pèlerinage littéraire prend fin : Bruce Chatwin et Jean Raspail seront largement évoqués plus loin, mais il ne sera jamais question de marcher dans leurs pas. Il est temps de prendre la route pour la Patagonie, la « proue de la planète ».

Une nature majestueuse et des barbelés à l’infini, des oiseaux peu farouches et des randonneurs venus en rangs serrés de tous les pays, des guanacos que l’on surprend à rire, peu d’habitants et le souvenir de tant de massacres… L’été austral est gris. Ici aussi, peut-être surtout, la bêtise humaine fait des ravages, comme en témoigne la « tartarinade » qui fit s’affronter en 1978 l’Argentine et le Chili pour trois îles inhabitées situées au débouché du canal de Beagle. Dans ces confins, l’immensité est un cul de sac. Là ont débarqué des illuminés qui se prenaient pour des rois et d’avides capitalistes exterminant les autochtones par tribus entières. Les glaciers fondent (sauf un) : « une mélancolie étrange, comme si j’étais témoin de l’extinction d’une espèce de pachydermes. » Le Yaghan, un ferry qui ne paie pas de mine et porte le nom d’un peuple presque éteint, met trente-deux heures pour descendre à petite allure de Punta Arenas à Puerto Williams. « Dans la soirée, le Yaghan pénètre au ralenti dans une baie pour une courte escale. Un quai et des habitations… Des gens sur la berge ! Cela s’appelle Yendegaia. […] J’ai besoin de toucher le sol de la Isla Grande de Tierra del Fuego, que je ne reverrai peut-être jamais et dont j’entends parler depuis que la curiosité s’est glissée en moi, enfant. » Sur le bateau, les touristes européens consultent leurs applis pour savoir où ils sont et prévoir la météo. Le Yaghan est chilien, il ne fera donc pas escale dans la ville argentine d’Ushuaia dont les passagers voient passer les lumières au loin.

Mais une merveilleuse rencontre attend Garcin et Faye. Cristina Calderón, quatre-vingt-douze ans, « la dernière Indienne Yaghan non métisse vivante » est aussi la dernière à parler réellement la langue de son peuple. Les autres, ceux auxquels elle a pu en apprendre quelques bribes, la pratiquent comme une langue morte. « Un matin, nous sommes allés à Villa Ukika et nous y avons rencontré, un peu par hasard, Cristina Calderón. » Émus de se trouver en présence de cette femme promue « trésor vivant » par l’Unesco, ils ont bafouillé de pauvres mots et se sont inclinés. C’était en janvier 2020. « Voyager nous paraît normal. […]. Un droit aussi élémentaire que respirer. En suivant les nouvelles sur les sites Internet des journaux, nous avons bien lu que sur les bords du Yang-Tsé une maladie respiratoire inconnue, qui n’a pas encore été nommée Covid-19, provoque le confinement de toute une province. » Ils rentreront (« Faut-il être fou, parfois, pour repartir ! »). Ils auront vu Cristina Calderón, le lac vert sous les pics des Torres, Puerto Williams, bourg le plus austral du monde, et d’innombrables statues de militaires. « Après quoi vous plongerez dans un très mauvais roman de science-fiction […], voyageurs sans voyage, nomades entravés, et il ne vous restera qu’à écrire ce livre, refaire en pensée et en lignes cette déambulation extrême-australe jusqu’à en revoir les moindres replis, à croire que le véritable voyage, le plus enrichissant, ne commence, la plupart du temps, qu’après le retour. »

« Patagonie, dernier refuge » de Christian Garcin et Éric Faye, éd. Stock, 279 p., 19,90 €.

 

 

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